La question des prisons et la loi d’élargissement votée le 8 décembre

12/12/2000
Rapport

1. Grève de la faim

Plus d’une centaine de prisonniers politiques, pour l’essentiel des militants d’extrême gauche, ont volontairement choisi de mener jusqu’à la mort, comme en 1996, une grève de la faim entamée il y plus de 45 jours, pour protester contre le projet de transfert des prisonniers politiques vers les prisons F, dans lesquelles ils seraient désormais détenus dans des cellules individuelles ou pour deux ou 3 personnes. Les prisonniers politiques sont en Turquie très attachés à ces cellules dortoirs où, rassemblés à plus de 100 le plus souvent, ils poursuivent à l’intérieur de la prison, en liaison parfois avec les militants en liberté, leur combat idéologique. Le barreau d’Istanbul, soucieux de trouver un compromis permettant d’éviter la mort des grévistes, a pressé le Ministre de la Justice de différer le transfert et dans l’intervalle de proposer des solutions, évitant le confinement des détenus, et impliquant donc des promenades en commun, des activités en atelier, des salles de lecture ; tous endroits où cette communauté de vie, revendiquée par les détenus, pourrait être restaurée et préservée. Le 8 décembre, le Ministre de la Justice s’est déclaré ouvert à la négociation et s’orienterait donc vers la solution préconisée par Yucel Sayman, Bâtonnier d’Itsanbul. Osnü Ondul, Président de l’association turque des droits de l’homme (IHD) a préconisé, pour sa part, l’ouverture de négociations et l’arrêt des grèves de la faim par les grévistes. Cette proposition, soutenue par la FIDH, doit être appuyée par la communauté internationale.

2. Loi dite d’amnistie qui n’en est pas une :
recul sur la question de la liberté d’expression

La loi adoptée par le Parlement turc le vendredi 8 décembre 2000 n’est pas une loi d’amnistie, contrairement à ce qui avait été annoncé depuis plusieurs mois. La loi qui vient d’être votée prévoit une dispense de peine plafonnée à 10 ans, et qui peut être révoquée si il y a récidive, dans un délai de 1 an en cas de poursuite ou condamnation pour la commission d’un délit, et de 5 ans en matière criminelle.

La loi bénéficierait à environ 40.000 condamnés ou personnes actuellement détenues et en attente de jugement ou encore à des personnes actuellement poursuivies, toujours en liberté, mais encourant une peine d’emprisonnement. Cela ne signifie pas pour autant que 40.000 personnes vont sortir immédiatement de prison . Les libérations immédiates seront fonction de la peine prononcée, qui peut être simplement diminuée de 10 ans dans certains cas, sans que cette dispense de peine ne purge la totalité de la condamnation si elle était supérieure à 10 ans. En tout état de cause, pour bénéficier de la loi votée le 8 décembre et sous réserve de sa ratification par le Président de la République Ahmed Sezer, il faut que les conditions suivantes soient cumulativement réunies :

 les faits délictueux ou criminels doivent être antérieurs au 23 avril 1999

 la peine prononcée ou encourue : ce peut être la peine de mort, qui se trouve automatiquement commuée en réclusion criminelle à perpétuité, les peines de réclusion criminelle supérieure à 10 ans, les peines d’emprisonnement supérieures ou inférieures à 10 ans

 les faits poursuivis ou sanctionnés ne doivent pas l’être sur le fondement des textes exclus du champ d’application de la loi

Les exclusions sont nombreuses. Il faut relever en premier lieu une nette amélioration par rapport à la première loi, censurée par le Président Demirel. Si cette première loi était, elle, une vraie loi d’amnistie, elle bénéficiait en revanche essentiellement aux gros bonnets de la mafia et du crime organisé. Sont désormais exclus du bénéfice du texte adopté le 8 décembre les trafiquants en tous genres, les délinquants financiers, blanchisseurs de capitaux et coupables de fraude fiscale ou d’escroqueries au préjudice des banques. Ceux-ci ne verront donc pas leur peine diminuée. Sont en effet exclus du champ d’application de la loi, les faits poursuivis ou réprimés sur le fondement des textes tendant à la lutte contre le trafic de stupéfiants, contre la corruption, contre le blanchiment d’argent, contre la fraude fiscale, contre l’usage et le port d’armes blanches, les textes régissant les délits financiers, dans le secteur bancaire notamment (Cf. Affaire du neveu Demirel). Sont également exclus du champ d’application de la loi les incendies de forêts " commis par des groupes terroristes " et qualifiés de crimes, la plupart des infractions visées dans le Code pénal des armées, toutes les dispositions du Code pénal relatives aux atteintes graves à la sûreté de l’Etat pour lesquelles la peine de mort est prévue, et enfin toutes les dispositions de la loi sur l’histoire, la culture et la langue d’Atatürk . Figurent également au nombre des exclusions l’article 168 du Code Pénal (appartenance à organisation interdite - PKK, DHKP-C ...), ce qui empêche Ocalan de revendiquer le bénéfice de la loi et laisse entière la question de l’exécution de la peine capitale prononcée contre lui.

Figure surtout l’article 312 alinéa 2 du Code pénal qui sanctionne les atteintes à la sûreté et l’intégrité de la nation. Depuis 1995, après la refonte de la loi Anti Terreur, de nombreux journalistes, militants des droits de l’Homme, écrivains et intellectuels sont poursuivis sur le fondement de cette disposition et ont été condamnés en raison de leurs écrits ou propos.

Les faits qualifiés d’incitation à la haine ou la discrimination en raison de la race, la religion ou l’ethnie, délit prévu et réprimé par l’alinéa 1 de l’article 312 du Code pénal turc et sur le fondement duquel Erbakan et d’autres ont été condamnés, bénéficient des dispositions relatives à la remise de peine conditionnelle, sous réserve d’avoir été commis avant le 23 avril 1999.

C’est pour calmer les protestations de la communauté internationale, liées à la condamnation de l’ex premier ministre islamiste, Erbakan, que l’alinéa 1 de l’article 312 du Code pénal est, lui, couvert par la loi.

Par ailleurs toutes les personnes susceptibles de bénéficier de la loi mais qui, dans le passé, ont déjà bénéficié d’une amnistie ou d’une dispense de peine, ne peuvent à nouveau en bénéficier ... C’est le cas de Esber Yagmurdereli, prisonnier d’opinion, avocat et écrivain, doublement pénalisé par la loi votée le 8 décembre dans la mesure où il a été condamné en 1996 à 10 mois d’emprisonnement sur le fondement de 312 alinéa 2 pour un discours en faveur de la paix dans le Sud Est, et dans la mesure où il avait, après 15 ans de prison, bénéficié d’une mesure d’élargissement . Son cas est vraiment l’un des plus préoccupants et met en exergue l’iniquité d’une loi qui non seulement n’a aucune vertu réconciliatrice, faute de prévoir une quelconque amnistie, mais exclut les prisonniers d’opinion. Esber Yagmurdereli devrait en effet purger les quelque 20 années de prison qui lui restent à exécuter, en sus des 15 ans qu’il a déjà purgés, tout cela en exécution d’une peine incompressible de 37 ans d’emprisonnement, prononcée en 1981 dans des conditions parfaitement iniques par la Cour Martiale, pour soutien à organisation prohibée.

Il n’est pas acceptable qu’un pays candidat à l’UE, puisse garder dans ses geôles quelqu’un qui a été condamné en cour martiale pendant les années les plus noires de l’histoire de la Turquie. Comme il n’est pas acceptable qu’une loi annoncée d’amnistie, qui aurait eu des vertus réconciliatrices évidentes, mais qui n’en est finalement pas une, exclue en outre de son champ d’application ceux qui sont détenus pour avoir simplement exprimé des opinions divergentes de celles du pouvoir en place.

Il faut souhaiter que le Président Sezer qui a jusqu’à présent montré son attachement à l’Etat de droit, aux libertés fondamentales et au respect des droits de l’Homme, ait le courage politique de replacer la Turquie sur la juste voie et refuse de signer, en l’état, un texte qui ne marque aucun progrès en matière de liberté d’expression.

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