La répression du gouvernement turc contre la société civile se poursuit sur fond d’un déclin plus général de la démocratie, de l’état de droit et des droits humains en Turquie.
Suite aux manifestations du parc Gezi en 2013, la FIDH et ses organisations membres en Turquie, l’IHD et la Fondation des droits humains de Turquie (Türkiye İnsan Hakları Vakfı, TIHV), ont documenté dans un rapport de 2014 comment les autorités turques ont utilisé la répression systématique des manifestations non violentes et la force policière disproportionnée pour diminuer l’espace civique.
La tentative de coup d’État de 2016 a encore mis en péril les droits fondamentaux, le président Recep Tayyip Erdoğan ayant promis de « nettoyer le virus de toutes les institutions de l’État » en réponse à ce coup d’état violent.
Au cours des deux années d’état d’urgence qui ont suivi, les violations des droits humains se sont généralisées ; des milliers de fonctionnaires, dont plusieurs défenseur·es des droits humains, ont été démis de leurs fonctions et ont fait l’objet de poursuites pénales, tandis que des dizaines d’ONG et d’institutions médiatiques – en particulier dans la région kurde – ont été fermées par des décrets d’urgence.
Dans une série en trois parties, l’Observatoire pour la protection des défenseures des droits humains - partenariat de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) et Human Rights Association (İnsan Hakları Derneği, IHD) documentent et analysent la manière dont le gouvernement orchestre le rétrécissement de l’espace civique en Turquie.
Une urgence perpétuelle : attaques contre la liberté de réunion en Turquie et répercussions sur la société civile
Le premier rapport publié en juillet 2020, se concentre sur le droit à la liberté de réunion et documente la manière dont l’état d’urgence demeure à l’ordre du jour en Turquie, malgré sa fin officielle en juillet 2018. Selon les recherches menées par TIHV, entre le 1er janvier 2019 et le 31 janvier 2020, les autorités ont émis au moins 147 décisions, dans 25 villes, pour interdire toutes les assemblées et manifestations pour une période allant de 2 jours à 395 jours. Les réunions et manifestations dans la ville de Van restent interdites depuis novembre 2016.
Lorsque les manifestant·es bravent les interdictions pour exercer leur droit à la liberté de réunion, ils et elles sont souvent confronté·es à des violences policières et à une dispersion violente des manifestations. Les organisations de défense des droits des femmes et de l’environnement, ainsi que les défenseur·es des droits des LGBTI+ et du travail, sont particulièrement visées et empêché·es d’exercer leur liberté de réunion. Ces interdictions et la dispersion violente des manifestations pacifiques constituent des violations directes de la liberté de réunion, mais ne sont que l’un des mécanismes utilisés par le gouvernement pour affaiblir l’espace civique.
La société civile turque dans la ligne de mire : une érosion de l’espace pour la liberté d’association
La répression d’Erdoğan à l’encontre de la société civile comprend également un arsenal d’amendements législatifs destinés à renforcer la surveillance gouvernementale sur la société civile et à limiter la liberté d’association, documenté dans le deuxième rapport de l’Observatoire, publié en mai 2021.
L’une de ces mesures législatives, la loi n°7262, est entrée en vigueur le 31 décembre 2020. Elle permet au Ministre de l’Intérieur de suspendre les membres du personnel et/ou les dirigeant·es d’organisations de la société civile qui sont poursuivi·es pour des accusations liées au terrorisme et augmente les amendes administratives qui s’appliquent aux organisations qui collectent des dons par le biais de plateformes en ligne sans obtenir l’approbation préalable des autorités. Alors que des exigences administratives et fiscales excessivement lourdes entravent le travail des acteur·ices de la société civile et que des exigences bureaucratiques complexes seraient utilisées comme prétexte pour réprimer les organisations de la société civile, les ressources publiques sont de plus en plus canalisées vers les nouvelles ONG organisées par le gouvernement (GONGO). Ces organisations sont présentées comme une société civile alternative qui approuve les actions du gouvernement.
Turquie : le harcèlement administratif érigé en arme pour réduire au silence la société civile
Ces mesures diminuant les droits à la liberté de réunion et d’association sont complétées par l’utilisation du harcèlement judiciaire et administratif contre les défenseur·es des droits humains. Cette tactique est le thème du troisième et dernier rapport de l’Observatoire. Après avoir été acquitté de deux charges à son encontre, le co-président de l’IHD, Öztürk Türkdoğan fait toujours face à une charge dans l’affaire pénale où il aurait insulté le ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu, par le biais d’une déclaration publique de l’IHD critiquant les remarques menaçantes faites par le ministre.
16 membres de la Migration Monitoring Association ont été arrêté·es arbitrairement au début du mois (juin 2022). Deux associations – le Centre Communautaire Tarlabaşı et la plateforme We Will Stop Femicides – font l’objet de procédures de fermeture sans fondement. Toutes ces affaires ont été déposées à la suite d’audits administratifs à l’encontre des associations, ce qui montre comment les actes et sanctions administratifs sont utilisés pour harceler la société civile et ouvrir la voie au harcèlement judiciaire.
Le harcèlement judiciaire sous forme de détention et d’arrestations arbitraires, d’enquêtes, de procès et de condamnations contre les défenseur·es en représailles de leur travail légitime en faveur des droits humains se poursuit depuis l’état d’urgence, violant le droit de défendre les droits humains et exerçant un effet dissuasif sur la société civile en général. L’autre coprésident·e de l’IHD, Eren Keskin, est également victime de harcèlement et a récemment été condamnée à six ans et trois mois d’emprisonnement pour « appartenance à un groupe armé ». D’autres défenseur·es des droits humains, comme Osman Kavala, Fırat Akdeniz et 46 participant·es aux veillées pacifiques des Mères/Peuple du samedi, ont récemment été condamné·es à la prison ou arrêté·es et détenu·es arbitrairement. Ce harcèlement, accompagné de campagnes de dénigrement contre les défenseur·es, constitue un outil du régime d’Erdoğan pour stigmatiser la société civile et les défenseur·es des droits humains aux yeux du public, contre lequel les défenseur·es ne disposent d’aucun recours efficace, compte tenu du manque d’indépendance du système judiciaire.
Cette documentation et cette analyse approfondies des menaces pesant sur la société civile et de la diminution de l’espace civique en Turquie permettent de formuler des recommandations à l’intention du gouvernement turc et des acteurs internationaux, dans le but de donner une voix aux préoccupations légitimes soulevées par la société civile et les défenseur·es des droits humains en Turquie. Les organismes internationaux peuvent prendre des mesures, notamment en évaluant la situation, en effectuant des visites dans le pays pour évaluer l’impact des restrictions des droits sur le travail des groupes de la société civile, en faisant part de leurs préoccupations et en émettant des recommandations au gouvernement turc par le biais de déclarations publiques et par la voie diplomatique, tant au niveau bilatéral que dans les forums multilatéraux, afin de garantir que les droits fondamentaux, la liberté de réunion et d’association et la sécurité des défenseur·es des droits humains soient enfin respectés.