Lettre ouverte à Monsieur le Président, Abdullah Gül et à Monsieur le ministre de la Justice, Sadullah Ergin République de Turquie

24/02/2011
Communiqué
en fr

Objet : Appel pour la remise en liberté de quatre membres de l’Association des droits de l’Homme İnsan Haklari Derneği (İHD) et pour que cesse tout harcèlement judiciaire à leur encontre.

Excellences,

L’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’Homme, programme conjoint de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) et de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), exprime sa profonde préoccupation concernant le harcèlement judiciaire à l’encontre des personnes suivantes dont la détention provisoire a été prolongée : M. Muharrem Erbey, vice-président général et président de la section de Diyarbakir de Association des droits de l’Homme (İnsan Haklari Derneği - İHD), M. Arslan Özdemir et Mme Roza Erdede [1], tous deux membres de l’ İHD dans la province de Diyarbakır et Mme Vetha Aydın, présidente de la section de l’İHD à Siirt [2].

L’Observatoire rappelle que ces quatre défenseurs des droits de l’Homme ont été arrêtés par les agents des unités anti-terroristes lors d’une opération menée dans 11 provinces turques entre la fin de l’année 2009 et avril 2010. Cette opération visait à démanteler un soi-disant réseau terroriste, l’Union des communautés Kurdes (KCK), une organisation suspectée d’être la « branche urbaine » du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Les quatre défenseurs ont été mis en examen en raison de leur « appartenance à une organisation illégale » en vertu de l’article 314 du Code pénal renvoyant à l’article 220/6 dudit code inscrit dans la loi n° 5237. Ils encourent une peine minimale de sept ans et demi à 15 ans d’emprisonnement.

L’Observatoire a mené une mission d’enquête en Turquie du 16 au 22 octobre 2010. Mme Souhayr Belhassen, présidente de la FIDH, conduisait en personne la délégation et a eu un entretien avec Son Excellence, M. Sadullah Ergin. Cette visite avait pour objectifs de manifester notre soutien à M. Erbey et aux autres membres de l’İHD lors de l’ouverture de leur procès devant le tribunal pénal spécial de Diyarbakır, le 18 octobre 2010, de rencontrer des représentants de l’État ainsi que de la société civile, et de recueillir des informations sur les circonstances ainsi que les motifs des arrestations dont plusieurs défenseurs des droits de l’Homme ont fait l’objet, notamment ceux des membres de l’İHD .

Nous souhaiterions vous communiquer les premières conclusions que nous avons tirées des procédures d’enquête et des poursuites judiciaires menées à l’encontre de MM. Erbey et Özdimir, de Mmes Erdede et Aydın, car nous sommes convaincus que l’accusation d’appartenance à une organisation terroriste est sans fondement.

Concernant M. Erbey, il ressort des procès-verbaux rédigés durant son interrogatoire le 25 décembre 2009 par le procureur, qu’il a été arrêté en raison de ses activités en faveur de la défense des droits de l’Homme menées en toute légalité. On constate que M. Erbey est en particulier accusé d’avoir participé, en septembre 2009, à un atelier organisé à Diyarbakır sur les amendements à la constitution visant à améliorer le respect des droits des minorités, d’avoir abordé la question des droits des Kurdes dans ses discours devant les parlements belge, suédois et britannique et d’avoir assisté au « Festival du film kurde » qui s’est tenu en Italie en 2009. De plus, les avocats représentant MM. Erbey et Özdimir n’ont eu accès au dossier que six mois après l’arrestation de leurs clients, ce qui va à l’encontre du droit de la défense.

Par ailleurs, les accusations portées à l’encontre de Mme Vetha Aydın concerneraient les réunions auxquelles elle a assisté et les déclarations qu’elle a faites dans le cadre de ses activités en faveur de la défense des droits de l’Homme. En outre, plusieurs bureaux de l’ İHD ont été perquisitionnés sans mandat, notamment ceux de la section de Diyarbakır et de Siirt, respectivement le 24 décembre 2009 et le 16 mars 2010.

L’Observatoire se déclare très inquiet des poursuites intentées contre MM. Erbey et Özdemir ainsi que Mmes Aydın et Erdede en vertu de la loi anti-terroriste turque, car les activités en faveur de la défense des droits de l’Homme ne sauraient être considérées comme étant des délits. À cet égard, l’Observatoire souhaiterait rappeler que selon l’article 1 de la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’homme adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, le 9 décembre 1998 : « Chacun a le droit, individuellement ou en association avec d’autres, de promouvoir la protection et la réalisation des droits de l’homme et des libertés fondamentales aux niveaux national et international ».

L’engagement de MM. Erbey et Özdemir et de Mmes Aydın et Erdede dans des activités en faveur de la promotion et de la protection des droits de l’Homme et de la paix est incontestable. De ce fait et conformément à l’article 12.2 de la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’homme, l’État turc devrait : « [prendre] toutes les mesures nécessaires pour assurer que les autorités compétentes protègent toute personne, individuellement ou en association avec d’autres, de toute violence, menace, représailles, discrimination de facto ou de jure, pression ou autre action arbitraire dans le cadre de l’exercice légitime des droits visés dans la présente Déclaration ».

Nous estimons que la Turquie a accompli de grands progrès en matière de liberté d’expression au cours des dernières années et que des sujets réputés sensibles font de plus en plus l’objet de débats publics ouverts et critiques dans les médias. Pour autant, l’Observatoire considère que les poursuites engagées à l’encontre des défenseurs des droits de l’Homme en raison de leurs activités et de l’exercice de leur liberté d’expression, contreviennent aux obligations internationales de la Turquie, notamment à celles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et à celles de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH).

Compte tenu de la durée excessive de la détention provisoire de MM. Erbey et Özdemir et de Mmes Aydın et Erdede ainsi que des éléments de l’affaire montrant le caractère arbitraire de la détention, l’Observatoire estime que le maintien de cette privation de liberté et la poursuite du harcèlement judiciaire constituent également une violation des engagements internationaux et régionaux que la République de Turquie est juridiquement tenue de respecter. En conséquence, l’Observatoire recommande vivement la mise en liberté provisoire immédiate des quatre défenseurs.

À cet égard, l’Observatoire vous demande, Excellences, de veiller à ce que soient respectés le droit à la liberté et à la sécurité, le droit à un procès équitable et public dans un délai raisonnable devant un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, le droit à la présomption d’innocence, le droit à la défense et le droit à liberté de pensée et d’expression des quatre défenseurs susmentionnés et ce, en conformité avec les dispositions du CEDH et du PIDCP.

D’une manière générale, l’Observatoire vous exhorte, Excellences, à assurer que l’ensemble des individus œuvrant en faveur des droits de l’Homme en Turquie ne fasse l’objet d’aucun acte de harcèlement afin de respecter les dispositions de la Déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’homme et de garantir, en toutes circonstances, le respect de la liberté et des droits fondamentaux tel que le prescrivent les instruments internationaux et régionaux ratifiés par la République de Turquie.

L’Observatoire vous remercie respectueusement, Excellences, de l’attention que vous porterez à cette affaire et formule le vœu sincère que vous tiendrez compte de l’analyse qui en a été faite.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, les assurances de notre très haute considération.

Souhayr BELHASSEN, Présidente de la FIDH

Eric SOTTAS, Secrétaire général de l’OMCT

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