Un mépris scandaleux à l’égard des victimes du conflit en Tchétchénie.

19/04/2002
Communiqué

La Commission des droits de l’Homme de l’ONU et les instances européennes faillissent gravement à leur mission.

Paris le 19 avril 2002

Tandis que des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité continuent d’être perpétrés en Tchétchénie (Cf rapport de mission de la FIDH Tchétchénie. Terreur et impunité : Un système organisé. Rapport de la FIDH, mars 2002), l’ONU et les instances européennes font preuve d’une complaisance inadmissible à l’égard les autorités russes, en totale contradiction avec leur vocation et mandat en matière de défense des droits de l’Homme. Surtout, elles affichent un mépris scandaleux à l’égard des victimes du conflit en Tchétchénie.
La Commission des droits de l’Homme de l’ONU en session depuis le 18 mars 2002 vient de faire échec aujourd’hui à un projet de résolution sur la Tchétchénie : 16 voix contre, 15 voix pour et 21 abstentions. La Commission des droits de l’Homme cède aux pressions des autorités russes et leur accorde un blanc seing total. Les arguments avancés de façon fallacieuse et systématique relatifs à la lutte contre le terrorisme ont " séduit " les Etats membres de la Commission. La " campagne internationale de lutte contre le terrorisme " a encore reporté une victoire au mépris le plus grand des règles de l’Etat de droit.
Les instances européennes témoignent d’une même faillite.
Le Conseil de coopération entre l’Union européenne et la Fédération de Russie réunit le 16 avril 2002 s’est illustré par une absence de toute référence aux droits de l’Homme y compris au déroulement de la guerre en Tchétchénie. Les Européens se sont limités à aborder des questions relatives à la coopération économique et commerciale.
Dans le même temps, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe a remis le 16 avril une médaille du Mérite au Représentant spécial du Président russe pour les droits de l’Homme en Tchétchénie pour ses " efforts ", avant de se rendre à Moscou pour évoquer le prolongement du mandat des experts du Conseil de l’Europe et discuter en terme très général du rôle de la Russie au sein de la communauté internationale. Et cela, alors que pas un mot n’est prononcé sur la poursuite des violations systématiques des droits de l’Homme à l’encontre de la population civile en Tchétchénie. Comble du cynisme, le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe apporte son entier soutien à cette nomination de M. Kalamanov.
En outre, le Comité des ministres continue de se faire remarquer par un silence complice, lourd de conséquences.
Enfin, l’Assemblée parlementaire a choisi de ne pas mettre à l’ordre du jour de sa prochaine session qui débute lundi 22 avril l’adoption d’une résolution sur la Tchétchénie, préférant une simple discussion à l’issue de la présentation du rapport du Groupe de travail conjoint de la Douma et de l’Assemblée parlementaire.
Ces faits témoignent de la faillite de la politique européenne et du Conseil de l’Europe à réagir avec la fermeté qui s’impose au regard de la guerre qui perdure en Tchétchénie.
Face à ce terrible constat d’incohérence et de lâcheté de la part de la communauté internationale, que peuvent attendre les victimes pour que les voix soient entendues ?

Prochaine session de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (22 au 26 avril 2002).
L’assemblée doit se démarquer et réaffirmer son rôle et son attachement à la protection des droits de l’Homme. Elle doit adopter une résolution condamnant les graves violations des droits de l’Homme commises en Tchétchénie dans l’impunité la plus grande et demandant au Comité des ministres de suspendre la Russie du Conseil de l’Europe.
Dans ses résolutions 1227 (septembre 2000) et 1240 (janvier 2001), l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe demandait au Gouvernement de la Fédération de Russie de s’efforcer de mettre un terme au conflit armé en République tchétchène en prenant notamment les dispositions suivantes : rechercher un règlement politique ; mettre un terme aux violations des droits de l’homme ; traduire en justice les responsables des crimes commis en République tchétchène ; améliorer la condition humanitaire des personnes affectées par le conflit.
Or, en avril 2002, la population civile en Tchétchénie continue d’être la principale victime de la guerre déclenchée à l’automne 1999. Elle est soumise à des actes systématiques et indiscriminés de violence, d’intimidation et de représailles de la part des forces fédérales. Les opérations de nettoyage en particulier se sont considérablement intensifiées depuis l’automne 2001.

Si des violations des droits de l’Homme et du droit humanitaire international continuent d’être commises par les combattants tchétchènes, la gravité des actes perpétrés par les combattants ne saurait en aucun cas être rapprochée des violations menées par les forces russes tant ces dernières sont systématiques et massives.

Ces opérations de nettoyages, menées par les forces fédérales, se traduisent par :
· des pillages généralisés et répétés
· la systématisation du racket et des demandes de rançons par les militaires pour libérer les civils arrêtés ou pour restituer aux familles les corps des victimes ;
· des extorsions de fond aux postes de contrôle ;
· des mauvais traitements et tortures lors des détentions ;
· des disparitions forcées qui s’élèvent entre 1000 et 2000.

Une mission d’enquête de la FIDH en partenariat avec Memorial a recueilli en février 2002 les témoignages de victimes et de témoins des récentes opérations de nettoyage : Tsotsin-Iourt (28 dec.-4 janv et 12-13 fév.), Starye-Atagi (28 janv.-3 fév. et 11-20 fév.), Alleroy (20 janv.), Bachi-Iourt (14-21 janv.), Guikalovskyi (8-10 fév) (voir Tchétchénie. Terreur et impunité : Un système organisé. Rapport de la FIDH, mars 2002). Par ailleurs, la mission a pu confirmer l’existence d’opérations menées, le plus souvent la nuit, par des groupes d’hommes masqués (cagoules noires) dont les actes s’apparentent à ceux d’escadrons de la mort.

En dépit du discours des officiels russes qui estiment que les crimes commis sont le fait de " soldats incontrôlés " ou encore de personnes ne pouvant être identifiées puisque cagoulées, les récits des témoins ou les preuves matérielles comme la découverte d’une fosse commune en février 2001 à proximité du quartier général des forces armées à Khankala, ou récemment le 4 mars 2002 à Argoun, la découverte de corps de civils dans la cour de la commandature militaire, attestent de la pleine responsabilité des forces fédérales russes.
Les faits recueillis amènent à constater la mise en place d’un véritable système garantissant l’impunité des auteurs de violations commises :
· Le maquillage et le camouflage délibérés des véhicules et des militaires participants aux opérations de nettoyage ;
· L’absence de trace écrite " d’ordre criminel " ;
· L’extorsion aux victimes ou à leurs proches de signatures sur des documents dédouanant les militaires de toute responsabilité ;
· La prééminence donnée aux unités spéciales du FSB et du renseignement militaire et la multiplicité des forces intervenant dans le conflit aux fins d’entretenir à dessein la confusion des responsabilités, le secret et l’opacité ;
· L’ignorance généralisée des ordres émis par le commandement militaire depuis l’été 2001 pour tenter de "réglementer" les opérations spéciales.

A ces différents éléments viennent s’ajouter, malgré certains efforts de la procurature de Tchétchénie pour tenter de faire respecter les procédures légales, les dysfonctionnements de la justice en Tchétchénie : grandes difficultés matérielles et risques élevés pour se rendre dans les lieux parfois très éloignés où sont installés les tribunaux ; corruption, dossiers non traités ou retenus dans les allers-retours entre les différentes instances ; juridictions se déclarant incompétentes.

Malgré les déclarations officielles et malgré les dispositifs mis en place notamment par l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe conjointement avec la Douma et avec le bureau du représentant spécial pour les droits de l’homme en Tchétchénie M. Vladimir Kalamanov, la disproportion est flagrante entre le nombre de plaintes déposées par les victimes elles-mêmes ou par leurs proches, et les instructions judiciaires ayant une quelconque chance d’aboutir. Memorial relève par exemple que les trois-quarts des enquêtes engagées pour disparitions et meurtres de civils sont suspendues pour impossibilité d’établir l’identité du coupable. A ce jour, 30 militaires ont été condamnés, dont 3 officiers, et aucune poursuite n’a été engagée à la suite des opérations de nettoyage citées plus haut et tristement célèbres par le nombre particulièrement élevé de victimes civiles, comme le rappelait d’ailleurs l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe dans sa résolution 1270 (janvier 2002), qui condamnait " sans réserve le manque de progrès dans les enquêtes qui concernent les crimes les plus graves, en particulier les allégations de massacres dans les localités d’Alkhan-Yourt (décembre 1999), Staropromyslovski (janvier 2000) et Aldi (février 2000) ".

Depuis avril 2000, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe a régulièrement examiné la question de la Tchétchénie et adopté plusieurs résolutions et recommandations. En avril 2000, elle avait suspendu le droit de vote de la délégation russe, conditionnant son rétablissement à des progrès substantiels dans le domaine des droits de l’homme, dans la recherche d’une solution politique et dans l’avancée de la justice. En janvier 2001, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, contre l’avis de nombreuses organisations des droits de l’homme y compris du Centre des droits de l’homme Memorial, avait jugé les progrès accomplis suffisants pour restaurer ce droit de vote.
Dans sa résolution 1240 (janvier 2001), elle avait décidé de former un groupe de travail mixte constitué de membres de la Douma d’Etat et de représentants de l’Assemblée parlementaire, et chargé de suivre les progrès accomplis dans la mise en ?uvre des recommandations de l’Assemblée. Dans sa résolution 1270 de janvier 2002, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe considère que le groupe de travail mixte " remplit bien son rôle de contrôle de la mise en ?uvre par les autorités russes des recommandations détaillées de l’Assemblée et de la Douma d’Etat ".
Cependant, la FIDH constate, à l’appui des informations recueillies par Memorial, que le groupe mixte n’a pas rempli sa fonction de contrôle des enquêtes, n’a contribué à aucune amélioration et demande donc que ce groupe de travail mixte ait la possibilité d’étudier des cas individuels, de façon précise et détaillée, et d’assurer un suivi attentif des enquêtes en cours, que soit mis en place un lien direct avec les procurature, ainsi qu’avec des ONG indépendantes travaillant sur la question de violation des droits de l’homme en Tchétchénie, et que les membres du groupe de travail rencontrent les victimes de façon systématique.
Lors de la réunion qui s’est tenu en mars à Moscou, le président de ce groupe, L. Judd a d’ailleurs exprimé des critiques sur la faible avancée de la justice en considérant que l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe devrait réexaminer cette question lors de sa session d’avril.
Les autorités russes ont utilisé les événements dramatiques qui se sont produits à New York et à Washington pour justifier la poursuite de leur politique en Tchétchénie. En aucun cas, la lutte contre le terrorisme ne peut servir de prétexte à la perpétration de ces violations graves et massives en Tchétchénie. Les tentatives du Président Poutine visant à rallier, sur cette base, la communauté internationale à sa politique, doivent être repoussées avec la plus grande fermeté. La politique menée en Tchétchénie reste en totale contradiction avec les principes de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
De plus, l’isolement de la Tchétchénie - le maintien du conflit à huis clos - constitue toujours un obstacle réel à la cessation des violations commises. L’accès des ONG au territoire tchétchène est soumis à autorisation et surtout au bon vouloir des pouvoirs militaires, ce qui rend de fait toute présence et toute enquête indépendante impossible, sauf à prendre les risques de la clandestinité, ou à accepter de rencontrer des témoins en présence de gardes armés ?
La seule solution au conflit en Tchétchénie réside dans la conduite de réelles négociations politiques, non dans la poursuite des opérations militaires. Si la FIDH s’est félicité de l’amorce de négociations début novembre entre les autorités russes et un représentant du Président A. Maskhadov, force est de constater qu’elles n’ont pas abouti et n’ont entraîné aucune amélioration sur le terrain.

En conséquence, et au vu notamment de l’absence de progrès réalisés sur le plan de la situation des droits de l’homme et de la situation humanitaire en Tchétchénie, nous demandons à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe lors de sa prochaine session :

 d’adopter une résolution qui condamne très fermement la Russie pour les violations massives des droits de l’homme qui sont commises par les forces fédérales et qui notamment exige de la Russie le respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, notamment sous forme d’un arrêt des exécutions sommaires, disparitions forcées, tortures et arrestations et détentions arbitraires ;
- de suspendre à nouveau le droit de vote de la délégation russe, prenant acte de l’absence de progrès réalisés depuis la restitution de ce même droit en janvier 2001

 de demander au Comité des ministres de condamner publiquement la perpétration des violations de l’Homme en Tchétchénie et d’entamer une procédure de suspension de la Russie du Conseil de l’Europe

 de demander aux Etats membres comme cela leur a déjà été signifié à plusieurs reprises depuis le début du conflit, d’initier une plainte interétatique contre la Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme pour manquement aux dispositions de la Convention européenne des droits de l’Homme

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