"Trois de mes journalistes ont été tués" . Intervention de Dimitri Mouratoff, rédacteur en chef de "Novaya Gazeta".

16/02/2008
Communiqué

Dimitry Muratov, rédacteur en chef du journal Novaya Gazeta,
reçoit le prix international 2007 pour la liberté de la presse décerné par le
Comité pour la Protection des Journalistes. Le Comité est une organisation à
but non lucratif indépendante fondée en 1981. Il promeut la liberté de la
presse dans le monde en prenant la défense des droits des journalistes à
diffuser des informations sans peur de représailles. Le Comité a honoré 5
journalistes lors d’une cérémonie qui a souligné la dégradation de la situation
des journalistes dans le monde, de plus en plus cibles de représailles du fait
de leurs activités, et l’importance de la lutte pour que justice soit faite à
ceux qui ont été assassinés.

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Trois de mes journalistes ont été tués.

Trois journalistes exceptionnels.

Igor Dominikoff a été tué pour son enquête sur la
corruption dans la province russe. A coups de masse. Dans le vestibule de son
immeuble. Il laisse une femme, un fils, de vieux parents.

Mon meilleur ami, mon adjoint, un journaliste célèbre dans toute la Russie,
Youri Chekotchikhine, député du Parlement de Russie, a été
tué. Pour avoir mené une enquête sur la corruption dans les sphères dirigeantes
du pouvoir russe. Il a été empoisonné. Il a perdu sa peau. En une semaine, il a
vieilli de 100 ans. Il laisse deux fils. Sa mère est morte, elle n’a pas
attendu l’enquête sur son meurtre. Enquête qui n’ a commencé qu’en novembre
dernier, quatre ans après sa mort.

Le 8 octobre 2006, Anna Politkovskaia, chroniqueuse et
journaliste du journal "Novaya Gazeta". Une journaliste de renommée mondiale,
une femme très belle.

Les services spéciaux ont aidé les assassins à la retrouver. Ils l’ont
longtemps surveillée et savaient parfaitement que son père venait de mourir,
qu’elle revenait de l’hôpital où se trouvait sa mère, gravement malade. Qu’elle
allait transmettre au journal un article sur les tortures en Tchétchénie et
qu’elle partait voir sa fille enceinte.

En somme, elle avait beaucoup à faire.

Elle a été tuée de cinq balles à bout portant.

Elle laisse un fils et une fille. Elle n’a pas eu le temps de devenir
grand-mère. Elle n’a pas vu sa petite fille. Elle ne sait pas qu’elle a été
appelée Anna.

Voilà, trois de mes collaborateurs ont été tués. Les personnes qui ont
compté le plus dans ma vie et dans celle de mon journal.

Et me voilà, devant vous, en smoking et nœud papillon pour recevoir un
prix.

Ce n’est pas normal.

Il n’y a aucune joie en moi. Et il n’y en aura plus.

Si ils avaient été vivants, nous aurions bu avec
Politkovskaia son vin rouge adoré, et avec
Dominikoff et Chekotchikhine, beaucoup de
vodka..

Et nous aurions été heureux. Mais nous ne le serons plus. Et je ne le serai
plus.

Alors pourquoi tout ça ?

Pourquoi continuer à publier un journal dangereux pour la vie des
gens ? Après la mort d’Anna, je voulais fermer le journal et tout envoyer
au diable.

Mais les lecteurs et les journalistes m’ont obligé à continuer la
publication. Parce que notre audience, notre million de lecteurs - ce sont des
personnes qui portent les valeurs de la démocratie.

De la véritable démocratie, pas de son imitation. Ce n’est pas à la mode
actuellement en Russie. Cela peut nuire à votre carrière et à votre
réputation..

Parce qu’aujourd’hui il n’y a qu’un dieu officiel - l’Etat et ses
intérêts.

Et non pas la société et les droits de la personne.

L’Etat, hélas, est devenu un business privé, le business des services
spéciaux.

Et le business et les services spéciaux ont besoin de silence, pas de
liberté de la presse.

Le 9 novembre, les autorités ont fermé l’une de nos éditions de province –
"Novaya Gazeta" à Samara. Prétexte : pendant une
perquisition a été découvert un programme pirate de l’entreprise Microsoft. Le
journal n’existe plus. Avant les élections parlementaires, tous les documents
et les équipements techniques ont été confisqués. C’est ainsi que les services
spéciaux locaux ont défendu les intérêts de "Microsoft". Cher Bill ! Je
comprends que je vous ai infligé une perte irréparable. L’entreprise
"Microsoft" a vacillé (bien que les ordinateurs aient été achetés chez un
concessionnaire officiel). Mais peut-être comprendrez-vous ce qui se
passe ?

On ne nous donne pas, à nous, à notre journal, de la publicité pour des
raisons politiques. Vos entreprises cèdent tout leur budget de publicité à
l’Agence publicitaire russe qui répartit les financements pour soutenir les
entreprises et les chaînes de télévision loyales au pouvoir. Modifiez votre
politique publicitaire ! Travaillez directement avec nous, sans
intermédiaires.

Soutenez-nous et notre lectorat, un lectorat brillant et intellectuel.

Je vous ferai des rabais ! Vos affaires vont marcher..

C’est pour cela que je suis venu ici. Parce que notre journal a besoin de
soutien. Pardonnez mon franc parler pragmatique.

********

Le jour anniversaire de la mort d’Anna Politkovskaia, nous
avons branché à nouveau son téléphone mobile, qui était resté auprès d’elle. Le
voici. Notez son numéro : +7 495 789 10 34. Pour que tous puissent
téléphoner sur le numéro d’Anaa et dire tout ce qu’ils pensent. Des milliers
d’appels. En voici un :

"Dans le nouveau manuel d’histoire destiné aux enseignants russes,
recommandé par le Kremlin, Staline a été traité de "manager efficace". Et
l’assassinat de millions de détenus politiques, la violence sadique ont été
caractérisés comme une "volonté de mobiliser la société pour la solution de
problèmes difficiles."’

Voilà, c’est comme cela.

Le lecteur a ajouté à la fin de sa communication : " Vous ne devez pas
vous taire à ce sujet" Nous n’allons pas nous taire. Nous nous souvenons de
tout. Mais nous pouvons nous permettre une minute de silence, en tout et pour
tout une minute, en mémoire des journalistes disparus. Maintenant.

(minute de silence)

Vous savez ..Nous aurons bientôt quinze ans.

Et nous avons décidé de planter dans la taïga, en Sibérie, quinze hectares
de pins, pour remplacer les arbres qui sont devenus du papier pour le tirage de
notre journal.

Je l’espère : ils vont pousser.

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