Droits des femmes attaqués en Pologne : que fait l’Europe ?

Eliza Rutynowska et Elena Crespi

Le 22 octobre, le tribunal constitutionnel nouvellement remanié a statué : l’avortement en cas de malformations graves ou mortelles du fœtus ne sera plus autorisé. Obliger des femmes à donner naissance à des nourrissons atteints de graves malformations, ou qui ont très peu – voire aucune – chances de survivre, fait désormais partie intégrante de la Constitution polonaise. Les rares exceptions à l’interdiction de l’avortement dans le pays viennent de voler en éclats.

Cette parodie de justice a été rendue possible par les efforts concertés du parti au pouvoir, le PiS (Droit et justice), pour mettre à mal les institutions démocratiques, notamment le tribunal constitutionnel. Ces dernières années, le PiS s’est appliqué à saper l’État de droit, en déconstruisant progressivement l’équilibre des pouvoirs qui vise à assurer le contrôle démocratique et à protéger les droits des individus contre les abus de pouvoir de l’État.

Les Polonais ont déjà payé un lourd tribut à ces restrictions et continuent de le faire — le jugement du 22 octobre a infligé un nouveau coup aux droits fondamentaux dans le pays. Il faut absolument que cela cesse. L’Union européenne doit réagir sans plus attendre à ce recul que la détérioration progressive de l’État de droit a entraîné en matière des droits humains, notamment de droits des femmes, alors qu’elle examine l’adhésion de la Pologne aux valeurs de l’Union dans le cadre d’une décision de financement selon la procédure prévue à l’article 7 du Traité sur l’Union européenne , susceptible de suspendre certains droits d’un État membre, ainsi que dans le cadre des discussions sur les financements de l’UE aux États membres.

Avocate engagée dans la défense des droits humains, Eliza Rutynowska est également une femme. En Pologne, devenu un État populiste en moins de cinq ans depuis l’arrivée du PiS au pouvoir, il est aujourd’hui extrêmement difficile d’endosser ce double rôle. L’avocate de Varsovie a entendu les avocats de ceux qui ont soulevé la question de la constitutionnalité de l’exception à la loi polonaise sur l’avortement, déjà draconienne, essayer de justifier leur position. Dans leur plaidoirie, ils ont eu recours à des formules brandies comme les garanties constitutionnelles qui protégeraient la « vie d’un enfant avant la naissance » en cas « d’intérêts divergents ». Eliza Rutynowska a entendu proférer que la naissance n’était pas le commencement de la vie, mais simplement un « changement d’environnement ». À ses yeux, l’article 38 de la Constitution polonaise sur la protection juridique de la vie, a été bafoué et dénaturé.

L’instrumentalisation de concepts comme ceux d’« intérêts divergents » et de « vie d’un enfant avant la naissance » est scandaleuse pour de nombreuses femmes contemporaines et ceux qui les soutiennent, mais l’utilisation d’un tel jargon ne date pas d’aujourd’hui. En 1997 déjà, un soi-disant « compromis sur l’avortement » avait déjà privé les femmes polonaises de disposer de leur corps en toute liberté. Ce compromis était l’issue d’un débat entre courants politiques et religieux guidés par différentes idéologies, parfois contradictoires.

Aujourd’hui, en revanche, plus personne n’essaie de dissimuler cette décision en compromis. Les femmes et les filles en âge de procréer en Pologne ont tout simplement été privées de leur droit à un traitement égalitaire, à la dignité, à l’autonomie, à l’intégrité physique et à la protection de leur santé, y compris leur santé mentale. Et cela, de la main des forces conservatrices du pays guidées par des ambitions autoritaires qui passent par le contrôle politique des tribunaux.

Qu’importe que nous soyons d’accord sur le sens que nous donnons à la vie, sur son commencement et sur sa fin. Mais en tant que citoyens d’un État démocratique gouverné par le droit, nous avons, avant toute chose, droit à la sécurité et à la pleine jouissance des droits fondamentaux de manière égalitaire. Ceux-ci incluent le droit à la vie, à la santé et à l’intégrité physique, ce dernier comprenant le droit de disposer librement et indépendamment de sa santé, de son corps et de sa vie sexuelle sans crainte, sans violence, ni discrimination.

Il est très peu probable que la décision du tribunal constitutionnel fasse baisser le nombre d’avortements pratiqués sachant que, d’après les derniers chiffres (2019), les interruptions de grossesse qui tomberaient sous le coup de cet arrêt représentaient près de 97 % de l’ensemble des avortements pratiqués dans le pays. Cette décision va plutôt pousser des femmes et des jeunes filles enceintes d’un fœtus atteint de graves malformations, qui ne sont pas en mesure ou qui ne souhaitent pas mener à terme de telles grossesses, et en subir les graves répercussions sur leur santé physique et mentale, à aller se faire avorter à l’étranger ou à recourir à des pratiques illégales et très souvent, dangereuses.

Cette décision non seulement expose les femmes à des graves risques pour leur santé et leur vie, mais elle contribue aussi à élargir le fossé socio-économique entre celles qui ont les moyens d’aller se faire avorter à l’étranger en toute sécurité et celles qui n’ont pas d’autre choix que de recourir à des interventions clandestines dangereuses — un phénomène qui accroît la vulnérabilité des femmes les plus exposées. Par ailleurs, des jeunes filles âgées d’à peine 15 ans ou moins, se verront contraintes de mener des grossesses pathologiques jusqu’à leur terme, ce qui est contraire aux standards internationaux et pourrait avoir de graves incidences sur leur santé et leur vie, y compris en termes de stigmatisation et de discrimination en matière d’éducation, d’emploi et de perspectives d’avenir.

Ce jugement constitutionnel prévoit en effet qu’une forme de torture — selon les termes de la Cour européenne des droits de l’homme qui a condamné à plusieurs reprises la Pologne pour violation de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants contenue dans la Convention européenne des droits humains et des libertés fondamentales dans des cas d’avortement — sera infligée aux femmes, aux jeunes filles et aux membres de leur famille qui assisteront impuissants à la suppression par l’État des droits, de la dignité et de l’autonomie de leurs femmes, de leurs mères, de leurs sœurs et de leurs partenaires.

La Pologne est déjà bien engagée sur le chemin glissant de l’autoritarisme ; le respect de l’État de droit et des droits fondamentaux — principes sur lesquels reposent les sociétés démocratiques et qui constituent les fondements de l’Union européenne — a été mis à mal.

En choisissant de démanteler progressivement progressivement les mécanismes de contrôle du respect de ces principes, le gouvernement polonais trahit les Polonais qui attendent de lui qu’il protège ses droits contre l’obscurantisme et l’autoritarisme.

Mais pour constater la privation de droits, encore faut-il que ceux-ci soient reconnus comme tels. Au contraire, la Pologne semble avoir adhéré à l’idée que l’avortement n’est pas un droit humain, comme le montre le ralliement récent de son gouvernement à une déclaration signée par 32 États rétrogrades à travers le monde, qui va à l’encontre des normes internationalement reconnues en matière de santé et de droits sexuels et reproductifs.

Alors que le respect du droit des femmes polonaises à disposer de leur corps et de leur vie comme elles l’entendent est bafoué, l’Union européenne et ses États membres doivent monter au créneau. Ils ont le devoir d’assumer leurs responsabilités, alors qu’ils examinent le respect des valeurs de l’Union européenne par la Pologne, notamment dans le cadre de la procédure prévue à l’article 7 du Traité sur l’Union européenne, et qu’ils débattent certaines propositions visant à subordonner les financements de l’Union européenne au respect de ces principes, tout en reconnaissant l’interconnexion et l’indissociabilité.

Alors que les femmes polonaises et leurs sympathisants descendent une fois de plus dans la rue pour clamer qu’ils se battront et qu’ils ne se laisseront pas faire, nous avons la responsabilité, et la mission, d’être à leur côté et de contribuer à faire entendre leurs voix. Il incombe à l’Europe d’être à l’écoute et de passer aux actes.

Auteures : Eliza Rutynowska est avocate au Civil Development Forum et prépare un doctorat à la faculté de droit de l’Université de Varsovie ; Elena Crespi est directrice du Programme Europe de l’Ouest à la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).

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