Kirghizistan : menaces sur la société civile et les défenseur·es des droits humains

21/12/2022
Déclaration
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A.Savin, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Paris-Genève, 21 décembre 2022. Ces trois derniers mois, les attaques à l’encontre des défenseur·es des droits humains au Kirghizistan se sont multipliées, dans un contexte de harcèlement de la société civile par les autorités. Il s’agit de poursuites pénales et administratives arbitraires, d’une déportation illégale et de menaces anonymes en ligne ou non. Les organisations de défense des droits humains font régulièrement l’objet de contrôles fiscaux impromptus et de campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux. Loin de les protéger, les autorités kirghizes tentent de promulguer de nouvelles lois qui, si elles étaient adoptées, porteraient gravement atteinte à la liberté d’association dans le pays.

Poursuites pénales et administratives des défenseur·es des droits humains

Le 11 octobre 2022, la Cour régionale d’Issyk-Kul au Kirghizistan est revenue sur la décision d’acquittement du défendeur des droits humains Kamil Ruziev] prononcée par une juridiction inférieure et l’a condamné à verser une amende de 80 000 soms (environ 900 euros). Ce président de l’ONG Ventus travaille pour la protection des droits des victimes de torture et de violences domestiques. Sa condamnation ressemble à une mesure de représailles contre son travail légitime en faveur des droits humains.

Kamil Ruziev était condamné pour avoir prétendument falsifié un document médical, malgré l’insuffisance des preuves présentées contre lui lors de son procès, dont le public était le seul témoin. Les journalistes n’étaient pas autorisés à prendre des photos ou à filmer dans la salle d’audience. Kamil Ruziev a déjà été la cible de représailles par le passé dans le cadre de son activité de défense des droits humains. En 2019, il avait signalé des menaces, notamment armées, de la part des forces de l’ordre. Il avait déposé trois plaintes liées à ces incidents de sécurité, mais, à ce jour, aucune n’a fait l’objet d’une enquête sérieuse.

Les 23 et 24 octobre 2022, les forces de l’ordre ont détenu arbitrairement 28 personnes, parmi lesquelles des défenseur·es des droits humains, dans le cadre d’une action pénale engagée à leur encontre. Elles étaient accusées de « préparer des émeutes d’envergure » en lien avec leurs demandes et à la création d’un comité contre le transfert du réservoir d’eau de Kempir-Abad à leurs voisin·es ouzbek·es. Les éminentes défenseures des droits humains Clara Sooronkulova et Rita Karasartova ont été arrêtées dans le cadre de cette affaire, et restent à ce jour en détention provisoire dans le centre pénitentiaire n°1 de Bichkek.

Le 15 novembre 2022, les agent·es de la police de la ville de Bichkek ont arrêté arbitrairement Aziza Abdyrasulova, cofondatrice du centre de droits humains Kylym Shamy, alors qu’elle surveillait une manifestation à Bichkek. Durant sa détention, elle a souffert d’un usage disproportionné de la force physique, a été condamnée à une peine administrative pour « non-obéissance aux agents de police », et à verser une amende d’un montant de 3 000 soms (environ 34 euros). Avant sa détention, le responsable de l’Unité 10 du Département de police de la ville de Bichkek l’avait invitée à une réunion et verbalement menacée de conséquences négatives si elle continuait à parler publiquement d’atteintes aux droits humains et de problèmes socio-politiques au Kirghizistan. En mars 2022, Aziza Abdyrasulova et les défenseur·es des droits humains Dinara Oshurakhunova et Ondurush Toktonasyrov, ont reçu des sanctions administratives s’élevant à 3 000 soms (environ 34 euros) pour avoir manifesté pacifiquement contre la guerre en Ukraine devant l’ambassade de Russie à Bichkek. Leur avocat, Nurbek Toktakunov, a été condamné à cinq jours de détention administrative pour « hooliganisme mineur ». La police l’a accusé d’avoir « insulté tou·tes les juges du pays », après qu’il a dénoncé la décision de la cour interdisant les manifestations devant l’ambassade comme étant illégales et anti-constitutionnelles.

Le 23 novembre 2022, le défenseur des droits humains et journaliste indépendant Bolot Temirov a été illégalement expulsé par avion du Kirghizistan vers la Russie après avoir été tenu incommunicado pendant quatre heures à l’aéroport international de Manas de Bichkek, sans accès à ses avocat·es. Plus tôt dans la journée, le tribunal municipal de Bichkek avait confirmé sa condamnation pour « falsification de documents » (article 379 du Code pénal du Kirghizistan) - des accusations forgées de toutes pièces - et ordonné son expulsion.

Les poursuites pénales à son encontre étaient montées de toutes pièces, en lien avec les enquêtes qu’il menait sur la corruption de hauts responsables kirghiz. De plus, les délais de prescription avaient expiré. Par le passé, deux autres actions pénales pour motif politique avaient été engagées à l’encontre de Bolot Temirov, pour lesquelles il avait été acquitté. Ses collègues de Temirov Live, un projet concernant la corruption et les atteintes aux droits humains, ont également signalé des faits de surveillance, de provocations et de campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux. En mai 2022, l’un de ses collègues s’est retrouvé avec de la drogue dissimulée sur lui par des personnes non identifiées pour l’incriminer. Cet incident n’a donné lieu à aucune enquête.

Autres formes de pressions exercées sur les défenseur·es des droits humains

Les membres du National Centre for the Prevention of Torture (NCPT), le mécanisme national de prévention indépendant kirghiz au titre du Protocole facultatif à la Convention des Nations unies contre la torture, reçoivent régulièrement des menaces sur les réseaux sociaux et par téléphone, la plupart du temps anonymes, à la suite de la publication de rapports, de déclarations ou d’autres actions publiques. En octobre 2022, le NCPT a déposé plainte auprès du Bureau du Procureur et du ministère des Affaires intérieures, pour l’une des récentes menaces faites par un ancien employé du ministère des Affaires intérieures condamné pour torture. À l’heure actuelle, les membres du NCPT attendent toujours une réponse à leur plainte.

Au moins trois défenseur·es des droits humains et avocat·es de Och et de Jalal-Abad ont signalé des attaques bot organisées sur les réseaux sociaux, des pressions psychologiques par les autorités étatiques, des mises sur écoute téléphoniques, et des poursuites par un véhicule inconnu. De plus, le 10 février 2022, le Comité d’État pour la sécurité nationale a perquisitionné le domicile de l’avocate Maître Nazgul Suyunbaeva à Osh, au motif officiel que l’un·e de ses client·es, alors recherché·e, se cacherait à son domicile. Un tribunal a statué par la suite que cette recherche était illégale, dès lors que des avocat·es ne peuvent pas être perquisitionné·es dans l’exercice de leurs activités professionnelles, à moins qu’ils·elles ne soient appréhendé·es en train de commettre un crime.

En 2021, les données personnelles de représentant·es de Kyrgyz Indigo, une ONG de défense des droits des personnes LGBTQI+, ont été publiées sur les réseaux sociaux. Les comptes des membres de l’organisation sur les réseaux sociaux ont été piratés, et plusieurs ont subi des pressions psychologiques de la part des forces de l’ordre et d’inconnu·es. Suite à ces pressions, l’organisation a déménagé dans de nouveaux bureaux et certain·es membres de l’équipe ont chanrgé d’adresse personnelle. L’un·e des membres a dû quitter le pays. Kyrgyz Indigo poursuit sa mission dans un climat de peur et d’insécurité.

Le 15 novembre 2022, le service de contrôle aux frontières du Kirghizistan a refusé l’entrée dans le pays à un·e expert·e de l’ONG et centre des droits humains russe Memorial, récemment dissout par les autorités russes, et procédé à son expulsion. Les autorités ne lui ont pas indiqué le motif de son expulsion.

En novembre 2022, le ministère de la Culture de la République du Kirghizistan a interdit la diffusion de documentaires sur les droits humains durant un festival organisé par l’organisation de défense des droits humains Bir Duino, au motif qu’ils contiendraient de la « propagande guerrière ». Quelques jours plus tard, l’interdiction a été levée, mais deux films sont restés interdits pour les mêmes raisons.

Au moins deux organisations de défense des droits humains kirghizes ont signalé avoir fait l’objet de contrôles fiscaux impromptus. Les autorités exercent également des contrôles fiscaux réguliers non planifiés dans les entreprises des proches des défenseur·es des droits humains.

Atteintes à la liberté d’expression et à la liberté d’association

Le 26 octobre 2022, le ministère de la Culture de la République du Kirghizistan a ordonné le blocage pendant deux mois de tous les sites Internet du média Azattyk Media, la filiale kirghize de Radio Free Europe/Radio Liberty. La décision se fonde sur des allégations de publication d’« informations inexactes allant contre les intérêts nationaux de la République du Kirghizistan ». Les comptes bancaires des organes de presse ont également été bloqués.

Le 2 novembre 2022, le Conseil des ministres kirghiz a publié sur son site internet un projet de loi sur les « organisations non gouvernementales à but non lucratif ». Celui-ci proposait de renforcer le contrôle des autorités sur ces organisations en :
1) confiant au ministère de la Justice et au Bureau du Procureur général le mission de contrôler la conformité des activités des ONG avec les objectifs prévus dans leurs statuts et à la législation de la République du Kirghizistan ;
2) proposant de contraindre les ONG à s’enregistrer auprès du ministère de la Justice de la République du Kirghizistan, les organisations ne parvenant pas à s’enregistrer avant le 31 décembre 2023 seraient dissoutes ;
3) interdisant aux citoyen·nes étranger·es de créer des ONG ;
4) et en introduisant la notion d’« organisation agissant comme représentant étranger » obligeant les ONG recevant des fonds de l’étranger à s’enregistrer de cette manière.
Une loi imposant aux ONG de rendre publiques leurs informations financières a déjà été adoptée. Toutefois, si les organisations se voient attribuer le statut juridique de « représentant étranger  », elles seront soumises à des normes plus strictes en matière de reporting financier et seront tenues de fournir des informations détaillées sur leurs activités et la composition de leurs organes décisionnaires. Si elle est adoptée, cette loi constituerait une violation du droit international relatif aux droits humains en matière de liberté d’association, dès lors qu’elle vise à réduire au silence les voix des organisations indépendantes de la société civile, en leur imposant des charges financières et administratives disproportionnées qui obligeraient la plupart d’entre elles à réduire leurs activités ou à fermer.

Recommandations aux autorités kirghizes :

 libérer immédiatement sans condition tou·tes les défenseur·es des droits humains placé·es en détention arbitraire en représailles de leur travail légitime de défense des droits humains ;
 mettre immédiatement un terme au harcèlement judiciaire et administratif des défenseur·es des droits humains et des journalistes travaillant sur ces questions, et annuler les décisions injustes faites en représailles des activités de défense des droits humains ;
 mettre fin aux pratiques d’intimidation indirecte envers les défenseur·es et les groupes de défense des droits humains, notamment la mise sur écoute, les attaques organisées sur les réseaux sociaux, la surveillance illégale et les menaces ;
 mener des enquêtes indépendantes sur toutes les violations des droits humains commises à l’encontre des défenseur·es et des groupes de défense des droits humains, et garantir la restauration complète de leurs droits ;
 retirer tous les amendements législatifs destinés à restreindre la liberté d’association, et créer l’environnement le plus favorable possible à l’expression de la société civile, dont les organisations de défense des droits humains ;
 garantir les droits à la liberté d’expression, à la liberté d’association et à la liberté de réunion, et veiller à ce que les défenseur·es et les organisations de défense des droits humains au Kirghizistan soient en mesure de poursuivre leurs activités légitimes sans entrave et sans crainte des représailles.

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