Lorsque le parti Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ) arrive au pouvoir en Autriche en 1999, c’est la première fois qu’un parti d’extrême droite est en position de diriger un pays de l’Union européenne. Considérant que l’état de droit et la démocratie sont des pré-requis inconditionnels à une participation à l’UE, ce précédent inquiète. Les pays européens décident donc de doter l’Union d’un mécanisme permettant de maintenir l’état de droit parmi ses membres, tout en prévoyant une sanction pour un pays qui dévierait de la ligne démocratique. L’article 7 est ainsi né.
L’article 7, outil de dernier recours pour les droits humains dans l’Union européenne
Pensé pour être l’outil de dernier recours alors que tous les autres se sont révélés inefficaces, surnommé « arme nucléaire » dans les cercles européens, il cible notamment les violations de nature systémique. Celles qui touchent à l’ensemble des principes fondamentaux menacés de façon sérieuse et potentiellement irréversible. Ces principes sont évoquées à l’article 2 du TUE, qui dispose que « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’état de droit, ainsi que de respect des droits de l’Homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités (...) ». L’ensemble des États membres sont tenus de les respecter et de s’y conformer lorsqu’ils adhèrent à l’Union européenne.
Depuis le tournant des années 2010, les gouvernements polonais et hongrois sont précisément dans la situation que redoutaient les Européen·nes en 1999. Ils sapent régulièrement ces valeurs en renforçant les pouvoirs de l’exécutif au détriment de l’équilibre des pouvoirs, garant de la viabilité d’un système démocratique. Progressivement, l’indépendance de la justice, de l’université et des médias est menacée. Les partis d’opposition sont brimés. La société civile écrasée.
En Hongrie, les droits à la liberté d’expression, d’information ou encore d’association sont fragilisésdans un contexte de ciblage des minorités et de restriction de l’espace accordé à la société civile.
En Pologne, une refonte du système judiciaire a soumis ce dernier à la volonté de la majorité au pouvoir. La Cour constitutionnelle a perdu son indépendance. Chargée de juger de la conformité des nouveaux actes législatifs à la loi fondamentale, elle n’est plus qu’une chambre d’enregistrement. Les attaques à l’encontre des magistrat·es sont monnaie courante et comme en Hongrie, les minorités sont de plus en plus discriminées, en particulier les minorités sexuelles. La communauté LGBTI+ est la cible d’attaques de plus en plus violentes dans la sphère publique et politique polonaise.
Les failles de l’état de droit ont aussi eu pour directe conséquence des atteintes au droit fondamental pour les femmes de disposer de leurs corps. La décision d’un tribunal constitutionnel compromis d’interdire de facto le droit à l’avortement. Le droit à l’avortement est un droit humain.
Un engagement européen indispensable contre l’autoritarisme
Dans ce contexte, l’utilisation de l’article 7 par les institutions européennes est indispensable. Elles doivent affirmer que l’autoritarisme n’a pas sa place dans l’espace européen. Elles doivent surtout apporter leur soutien à la société civile dans ce combat : la Pologne et la Hongrie, ciblées par cette procédure depuis 2017 et 2018, n’ont toujours pas été sanctionnées pour leur dérive autoritaire. Elles ont pu continuer à enfreindre les valeurs de l’UE année après année, sans aucune conséquence sérieuse. Bien que le Conseil de l’UE possède une marge de manœuvre importante dans la procédure, il n’a jamais jusqu’à présent semblé vouloir sanctionner concrètement l’un de ces pays.
Impulsée par la France, qui occupe actuellement la présidence du Conseil de l’UE, la reprise des auditions de la Pologne en février et de la Hongrie le 23 mai 2022, représente une nouvelle occasion de faire avancer ce dossier.
L’audition du 23 mai 2022 se tient dans un contexte post-électoral particulier en Hongrie. Viktor Orbàn a été réélu pour son quatrième mandat consécutif. Une élection tenue en pleine crise sanitaire et militaire aux portes du pays. M. Orbàn a habilement profité de la guerre dans l’Ukraine voisine pour s’imposer dans une élection dont les conditions ont été remises en cause par les observateur·es indépendant·es. Ce contexte laisse à penser qu’à moins d’une action européenne décisive, M. Orbàn continuera la fuite en avant de son pays vers moins d’état de droit, une démocratie toujours plus restreinte et un autoritarisme renforcé.
La montée progressive des partis d’extrême-droite ailleurs en Europe, à l’image du Rassemblement national en France lors des récentes élections présidentielles, montre par ailleurs que ces deux pays ne sont pas les seuls concernés. Un effet de contagion du modèle politique illibéral sur le modèle hongrois, pourrait, après la Pologne, se répandre en Europe, y compris en Europe de l’Ouest. Une intervention urgente de la part de l’ensemble des États membres est incontournable à ce stade. Il est urgent de réagir.
Activer l’article 7 : un combat de longue haleine de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH)
La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), ses organisations membres et partenaires dans les deux pays, se sont mobilisées sur cette question dès son émergence. Elles ont mené un plaidoyer intensif pour pousser l’Union européenne à réagir fermement. Elles se sont démenées pour permettre une activation de tous les mécanismes possibles. Parmi eux, l’article 7 du TUE. Multiplication de rendez-vous avec des décideur·es, lettres ouvertes, déclarations et communiqués aux autorités compétentes, rapports nombreux, étayés, qui documentent l’ensemble des violations tout en soutenant des procédures judiciaires qui se sont attaquées à certaines d’entre elles : la FIDH s’est engagée de toutes ses forces.
Son suivi quotidien de l’évolution de la situation dans ces États, ainsi que sa maîtrise des enjeux n’est possible que grâce à sa structure fédérative. Ce sont les organisations membres des pays concernés qui, placées en première ligne dans la défense de l’état de droit et des droits humains, permettent à la FIDH d’avoir une analyse claire de la situation. Elles permettent également à la FIDH d’asseoir sa légitimité auprès des institutions et des gouvernements européens et de partager son expertise avec les décideur·es politiques, tout en garantissant un soutien sans faille aux sociétés civiles des pays concernés.
À la veille de l’audition, la FIDH, ses membres et partenaires réitèrent leur demande d’un engagement bien plus actif du Conseil et de l’ensemble des États membres dans la procédure de l’Article 7. Ils demandent l’adoption des recommandations que la Hongrie devrait mettre en œuvre dans un délai précis. Ils demandent également aux États membres de déterminer s’il existe ou non « un risque clair de violation grave » au regard des valeurs de l’UE. Cet avis fait écho aux demandes du Parlement européen dans sa résolution récente adoptée le 5 mai 2022 ainsi qu’à son travail de long terme d’appui et de défense de la société civile.
De même, tant que la Pologne et la Hongrie n’auront pas mis en œuvre les décisions de la Cour européenne de Justice, de la Cour européenne des droits de l’homme et les nombreuses recommandations de la Commission et du Parlement européen, la FIDH et ses membres appellent à ce que les fonds européens, en particulier ceux des plans de relance nationaux du mécanisme de redressement post-Covid ne soient pas approuvés à l’aune des violations graves et répétées de l’état de droit et des droits fondamentaux et avant de réels constats d’amélioration. Les organisations demandent également que la Pologne et la Hongrie ne puissent plus recevoir de financements européens s’ils ne respectent pas l’état de droit, et la mise en place d’un nouveau mécanisme pour s’en assurer.
Pour aller plus loin : une procédure en deux volets
La procédure de l’article 7 comprend deux volets.
Le premier est préventif (article 7, paragraphe 1) : il peut être enclenché, à l’initiative de la Commission, du Parlement européen ou d’un tiers des États membres, qui peuvent proposer au Conseil de constater le « risque clair de violation grave » par un état des valeurs fondamentales de l’UE, comme l’état de droit, la démocratie, le respect des droits humains et des minorités, par un vote à la majorité qualifiée (nécessitant 15 États sur 27) et peut lui adresser des recommandations, sans que ce ne soit une obligation systématique.
Sans amélioration de la part de l’État membre, le second volet de sanction (article 7, paragraphe 2) peut être activé lorsqu’une « violation grave et persistante » des valeurs est constatée. Un vote à l’unanimité (à l’exception de l’État concerné) au sein du Conseil européen l’enclenche. Cette étape est dans les faits difficilement atteignable dans le contexte actuel où la Hongrie et la Pologne se protègent mutuellement, mais en étant engagée, elle peut mener à la suspension du droit de vote de l’État au Conseil de l’UE (7.3). Il s’agit d’une suspension de facto du pouvoir décisionnel de l’État membre concerné au niveau européen.
Il est important de souligner que ce mécanisme n’a initialement pas été créé dans le but d’activer la sanction la plus forte contre un État. Il vise plutôt à pousser l’État, par le biais de la pression politique de ses pairs, à rétablir le respect des valeurs européennes dans l’État et à le maintenir dans la famille européenne. Dans ce sens, la procédure est le seul instrument à disposition de l’UE pour faire valoir son autorité et faire respecter ses principes, dans le cadre des violations généralisées pour lesquelles d’autres mécanismes existants ne sont pas adaptés.
Dans l’éventualité où la procédure devait arriver au point mort, le risque de créer un précédent pour les États transgresseurs est réel. Ils pourraient exploiter cette faiblesse et ce temps pour continuer à saper les valeurs de l’UE. Elle ne peut pas permettre que les atteintes aux valeurs communes européennes demeurent impunies.
L’avancement de la procédure et la conclusion minimale de l’article 7.1, à défaut d’une unanimité qui permettrait de sanctionner les États transgresseurs, permettrait à l’Europe de prendre officiellement acte, sans ambiguïté, de la gravité de la situation. Cette pression politique, mais aussi économique, permettrait de mettre un frein, peut-être définitif, à la dérive autoritaire d’une partie de l’Europe.