Pour la FIDH, l’Europe a les moyens de faire pression sur Erdogan

Dans un entretien à Mediapart, le nouveau président de la Fédération internationale pour les droits humains estime qu’il faut lever l’accord UE-Turquie sur les réfugiés et abroger l’état d’urgence en France. Il énumère les pistes à la disposition de l’Union européenne pour arrêter les dérives d’Ankara, parmi lesquelles son exclusion du Conseil de l’Europe.

Dimitris Christopoulos est depuis septembre à la tête de la FIDH, la Fédération internationale des droits de l’homme. Ce juriste renommé en Grèce est un spécialiste des questions de citoyenneté et de droit des immigrés. Très remonté contre la politique européenne à l’égard de la Turquie et sur le dossier des réfugiés, il estime que Bruxelles a les outils pour freiner les dérives d’Ankara et qu’il est temps de s’en saisir. Mais Paris doit aussi balayer devant sa porte. Dimitris Christopoulos demande la levée de l’état d’urgence et dénonce à ce sujet l’« imprudence » du gouvernement français, sur le plan national comme international.

Mediapart : Depuis la tentative ratée de coup d’État, le 15 juillet dernier, le pouvoir turc a procédé à plusieurs dizaines de milliers d’arrestations ou de suspensions de juges, d’enseignants, de professeurs d’université, de journalistes… et l’opposition de gauche pro-kurde HDP a été réduite à néant : ses deux dirigeants et plusieurs de ses députés sont aujourd’hui en prison. Faut-il parler de dictature aujourd’hui en Turquie ?

Dimitris Christopoulos :  C’est un gouvernement élu, donc on ne peut pas parler de dictature. Mais il y a incontestablement une dérive totalitaire quand on voit comment Recep Tayip Erdogan cherche à transformer le système politique turc en régime ultra présidentiel, et quand on voit les dérives à l’œuvre, à tous les niveaux, contre les libertés publiques.

Il y a en Turquie une certaine tradition de dictature militaire, de division de la nation : c’est quelque chose de très profond et qui ne concerne pas seulement la question kurde, mais qui touche l’identité politique du système turc. Cependant on est entré maintenant dans quelque chose de nouveau : Erdogan est aujourd’hui hors de contrôle. C’est un siècle d’existence d’État laïc qui se ferme, le pays risque aujourd’hui de tomber dans le chaos… et les droits de l’homme constituent la première victime de ce basculement.

Or la Turquie est un pays toxique car elle peut disséminer tout cela vers le Moyen-Orient comme vers l’Union européenne. Nous avons toutes les raisons d’avoir peur de ce qui s’y passe, et l’Union européenne devrait être beaucoup plus dure vis-à-vis d’Ankara. Son attitude “wait and see” ne peut que conduire à la catastrophe.

Parmi les innombrables déclarations inquiétantes de Recep Tayip Erdogan, il y a l’éventualité de rétablir la peine de mort. Il y aussi la remise en cause du traité de Lausanne de 1923, qui avait délimité la frontière entre la Grèce et la Turquie et procédé à des échanges de populations après une guerre très meurtrière et désastreuse pour la Grèce… C’est une question très sensible entre ces deux pays, qui peut réveiller de vieux démons. Qu’est-ce qui vous inquiète le plus dans tout cela ?

Les déclarations sur le traité de Lausanne sont, selon moi, à usage interne. C’est plus de la provocation que les prémisses d’une réelle politique. Cela dit, c’est paradoxal, car les islamistes en Turquie étaient à l’origine plutôt favorables à une coopération avec la Grèce, à l’inverse des kémalistes. Comme sur d’autres sujets, Erdogan rebat les cartes sur les relations gréco-turques et cela m’inquiète. Mais la stabilité politique en Turquie n’est pas seulement importante pour la Grèce… elle est importante pour l’ensemble du continent !

Comment l’Union européenne devrait-elle réagir ?

Pour l’instant, l’UE n’est pas assez réactive et c’est regrettable. Mercredi 23 novembre, le parlement européen a voté une résolution, demandant l’arrêt du processus de négociation d’adhésion avec la Turquie. C’est un bon message envoyé au Conseil européen, c’est dans ce sens-là qu’il faut aller. En même temps, il faut faire attention à ne pas complètement isoler la Turquie sous la direction d’un tyran hors de contrôle. C’est le difficile équilibre à trouver avec les Turcs…

Une chose est sûre, on ne peut pas faire de la Turquie un État tampon ! L’accord UE-Turquie [signé en février pour bloquer l’arrivée de réfugiés en Europe – ndlr] est une honte totale pour les Européens, d’autant que, après cet accord, Erdogan s’est montré particulièrement arrogant vis-à-vis de l’UE. Mais les dirigeants européens sont très contents que la Turquie garde les réfugiés chez elle, et c’est pour cela qu’on ne dit rien aujourd’hui sur les dérives d’Ankara.

Cet accord UE-Turquie n’était-il pas problématique en matière de respect des droits de l’homme ?

En effet, cet accord abolit complètement les acquis des droits de l’homme pour les réfugiés. Il viole stricto sensu la convention de Genève car il réduit à néant le droit d’asile et le principe de non-refoulement. L’accord est en fait basé sur le refus absolu de ce principe.
Or la convention de Genève est un cadre juridique qui résulte de deux guerres mondiales, de plusieurs millions de morts et de réfugiés. Il nous a suffi d’un million de réfugiés d’une autre guerre pour effacer notre mémoire ! Ce n’est pas seulement une honte, c’est un manque de sagesse.

Quels outils l’Union européenne a-t-elle à sa disposition pour arrêter les dérives d’Ankara ?

L’Europe a les moyens de faire pression sur Erdogan. Il faut arrêter les négociations d’accession de la Turquie à l’UE. Il faut cesser les programmes de financement. Et il faut exclure la Turquie du Conseil de l’Europe. Je rappelle que la Grèce, sous la dictature des colonels, a été obligée de quitter l’organisation en 1969. Cela a renforcé le crédit moral et politique de l’organisation. Et Athènes n’est revenue qu’en 1974, après la chute de la junte. Comment se fait-il qu’aujourd’hui l’Azerbaïdjan, la Russie, la Turquie en fassent toujours partie ? Que sont devenues les conditions d’appartenance à cette organisation ? Ce n’est pas un organisme de commerce international !…

Sur l’accueil des réfugiés en Europe : est-ce que les différents États-membres ont réellement pris la mesure de l’enjeu ?

Quelques pays ont été à la hauteur de l’enjeu, l’Allemagne et la Suède surtout. Les autres – et je mets la France dans le lot –, où sont-ils ? La distribution équitable, proportionnelle, des réfugiés, où est-elle ? Il n’y a pas eu de solidarité ; l’Union européenne s’est inscrite pleinement dans la ligne politique des pays de Visegrad [le groupe constitué par la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, qui refuse d’accueillir des réfugiés – ndlr]. Encore une fois, cela manque sacrément de sagesse. Sous le prétexte de vouloir lutter contre l’extrême droite, on adopte son agenda. Devenir fasciste en prétendant éviter le fascisme… Alors que c’est précisément cela qui pousse les électeurs vers l’extrême droite. C’est quelque chose que j’observe dans plusieurs pays européens – et en particulier en France.

Du point de vue juridique, est-ce que la réaction de la Hongrie, avec l’organisation début octobre d’un référendum pour s’opposer au système européen des quotas de réfugiés, est acceptable ?

La FIDH observe avec beaucoup de préoccupation les dérives autoritaires en Hongrie et vient de publier un rapport à ce sujet. Ce référendum fait partie de ces dérives qui vont à l’encontre des principes fondamentaux d’un État de droit. Ce que Viktor Orban appelle la « démocratie illibérale » nous pose de graves questions. Certes, nous sommes encore dans un cadre démocratique, puisque Viktor Orban a été élu. Mais c’est finalement la seule chose qui reste…
Le problème, c’est qu’après la Hongrie vient la Pologne, puis la République tchèque, puis la Slovaquie… Budapest peut aussi devenir toxique pour la région.

Sur ce sujet également, l’Union européenne est trop timorée. Elle n’a pas utilisé tous les instruments à sa disposition. Sur la Pologne, une procédure a été engagée par la Commission. Mais il n’y a pas de volonté politique réelle pour convaincre ces pays qu’il y a un grave problème. Or, avec une Europe du Sud épuisée financièrement, une Europe centrale tentée par les dérives autoritaires, que nous reste-t-il ? Qu’allez-vous faire de votre côté ? On est entouré par un contexte très problématique quant au respect des droits fondamentaux… Ce qui se passe en Hongrie doit être entendu comme une alarme pour l’ensemble du projet européen. Et ça ne sert à rien d’orientaliser en disant ici que le problème vient des Grecs, que là il s’agit des Hongrois… Non, ceci nous concerne tous, Européens.

Comment percevez-vous la situation des réfugiés arrivés depuis 2015, qui se trouvent aujourd’hui en Europe ?

Dans d’innombrables situations, la garantie de leurs libertés fondamentales n’est pas assurée. Mais pour moi, la question essentielle n’est pas là. L’enjeu, aujourd’hui, est de convaincre les pays européens d’accepter davantage de réfugiés, et de faire abolir l’accord UE-Turquie.
La FIDH essaie de faire un lobbying en ce sens à Bruxelles, et se prépare à lancer un plaidoyer devant la Cour des droits de l’homme à Strasbourg et d’autres instances nationales et internationales. Le président de la Ligue hellénique des droits de l’homme prépare ainsi une requête auprès de la Cour européenne pour demander la levée de l’accord UE-Turquie.
Un manque de prudence politique

Il se trouve que vous revenez d’une mission aux États-Unis… Est-ce que l’élection de Donald Trump fait peser des menaces réelles sur les libertés publiques et les droits des « minorités », en particulier les communautés noire et hispanique ?

J’étais en effet aux États-Unis au moment de l’élection de Donald Trump, pour une mission liée au lancement de notre rapport sur l’ethnicisation du conflit politique au Burundi, qui peut déboucher sur un scénario génocidaire.

Pour l’heure, on ne sait pas si Trump va réellement appliquer ce qu’il a promis pendant sa campagne, ni si le système d’équilibre des pouvoirs américains est assez fort pour le contrôler. Mais une chose est sûre : l’État de droit et les droits de l’homme ne font pas partie de ses préoccupations.

Je ne suis pas optimiste. Trump n’est pas un accident qui vient de l’autre côté de l’Atlantique. Son élection arrive après le Brexit, le basculement de la Turquie… En différents endroits de la planète, on observe une fatigue des élites politiques, lesquelles n’arrivent plus à communiquer, à comprendre leurs électeurs. Et cela fait apparaître des phénomènes de droite autoritaire.

Passons à la France à présent… La prolongation de l’état d’urgence annoncée le 15 novembre – alors qu’il est en vigueur depuis plus d’un an – vous paraît-elle justifiée ?

La prolongation de l’état d’urgence est disproportionnelle et non justifiée. À la FIDH, nous demandons non seulement son abrogation, mais aussi la levée de toutes les lois mises en place pendant la période post-attentats qui rendent le respect des droits de l’homme en France aujourd’hui problématique. En particulier la loi sur le renseignement, qui fut la première réponse aux attentats de janvier 2015 et a imposé depuis lors une logique sécuritaire. La procédure d’urgence par laquelle elle est arrivée n’a pas permis de débat parlementaire et le processus de consultation s’est fait sans cadre légal. Autre problème : le juge judiciaire, qui est garant du droit constitutionnel, n’a pas de pouvoir de contrôle sur les mesures prises. Pour la FIDH, il y a dans cette loi de graves atteintes aux libertés et au droit à la vie privée.

N’êtes-vous pas inquiet également des violences policières dans les manifestations ? Les nombreux affrontements pendant la mobilisation contre la loi El Khomri au printemps dernier rappelaient étrangement les scènes observées en Grèce au moment des mobilisations anti-austérité…

Les violences policières constituent un chapitre en soi lorsqu’on défend les droits de l’homme. Il y a évidemment toujours des abus, et c’est une tendance européenne : la France n’est pas un cas isolé.

C’est différent avec l’état d’urgence. Il me semble que, sur ce sujet, la France a mené une politique résolument distincte de celle des autres pays européens. Plus que les problèmes que cette politique pose en matière de garantie des droits de l’homme, c’est une réponse qui manque de prudence politique. Comment dire ensuite à la Turquie de retirer son propre état d’urgence instauré après le coup d’État manqué ? Pas étonnant que Paris ne dise rien à Erdogan !…
Cette politique est aussi très imprudente pour les équilibres politiques internes : ce sont des mesures fondées sur la peur. Or, si la peur devient le sentiment numéro un du peuple, ce n’est évidemment pas un Jean Jaurès qui peut être élu : c’est un boulevard pour Le Pen. Et je ne parle pas de ce que cette politique peut provoquer par ailleurs comme représailles terroristes…
Je dois dire pourtant que j’étais content des débats en France après les attentats ; les États-Unis n’avaient pas connu de telles discussions en 2001. On a senti que la société avait besoin de s’affranchir, de respirer, de trouver des solutions… Face à cela, la prolongation de l’état d’urgence est incohérente.

Dans le livre Un président ne devrait pas dire ça…, François Hollande admet que l’Élysée a ordonné, à au moins quatre reprises, des homicides ciblés de terroristes. Exécutés par les services de la DGSE, ces assassinats ciblés par les services français sur des champs d’opérations extérieures préoccupent-ils la FIDH ?

Notre base, c’est le respect du droit international. Une telle dérive de la part de l’administration française va à l’encontre du droit, elle est dangereuse et doit être condamnée. Il n’y a aucun risque potentiel qui justifie une telle pratique. La France n’est pas Israël ! Veut-on importer ici le modèle du Mossad ?

Comment réagissez-vous au commerce des armes de la France avec des dictatures comme l’Arabie Saoudite, l’Égypte ou encore le Kazakhstan ?

Nous condamnons évidemment ces pratiques. C’est une question extrêmement importante, non seulement pour la France, mais plus généralement pour l’Union européenne : c’est celle de notre attitude face aux dictatures dites « utiles ». Des violations massives des droits de l’homme dans ces pays-là sont tolérées précisément parce que ces dictatures font, avec notre soutien, le sale boulot que nos pays ne peuvent pas faire.

La FIDH essaie précisément en ce moment de mettre au point un programme de contrôle parlementaire sur les ventes d’armes en Égypte. C’est un nouveau levier que nous voulons actionner afin d’influer sur la politique étrangère de la France, et plus largement celle des puissances occidentales vis-à-vis du régime égyptien entré depuis juillet 2013 dans une répression à un niveau sans précédent. Il s’agit de documenter et de dénoncer le rôle de Renault et celui de la France, aujourd’hui premier pays européen exportateur d’armes et de véhicules blindés légers vers l’Égypte – matériel qui a servi à la répression de manifestations pacifiques.

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