La France ne doit pas être une terre d’impunité pour les tortionnaires syriens

03/12/2021
Lettre ouverte
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ANDREA SAVORANI NERI / NURPHOTO / NURPHOTO VIA AFP

Nos organisations ont pris connaissance avec la plus grande inquiétude d’un arrêt rendu mercredi 24 novembre par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, qui valide les craintes que nous exprimions depuis l’adoption, le 9 août 2010, de la loi portant adaptation du droit pénal au Statut de Rome : l’exercice de la compétence universelle pour les crimes les plus graves est rendue impossible juridiquement.

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Nous avions à l’époque fermement dénoncé les verrous introduits dans la loi précitée, et dénoncé les entraves importantes que ceux-ci constituaient pour les victimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre.

L’arrêt rendu hier en est la parfaite illustration : la Cour de cassation a consacré une interprétation stricte du critère de double incrimination prévu par l’article 689-11 du code de procédure pénale, et a ainsi conclu à l’incompétence du juge français s’agissant de crimes commis en Syrie, au motif que l’Etat syrien n’a pas ratifié le Statut de Rome, et n’a pas non plus incriminé les crimes contre l’humanité dans sa législation interne.

Cette condition de double incrimination pour les crimes de droit international, qui n’est pas requise pour les autres infractions commises hors du territoire français et visées par les conventions internationales, n’est pas non plus exigée par le Statut de Rome, puisque la Cour pénale internationale peut être saisie d’une situation même si la législation de l’Etat dans lequel les crimes ont été commis n’incrimine pas l’infraction considérée.

Par définition, les crimes de droit international constituent la violation de valeurs universelles reconnues par la communauté internationale. Cette condition de double incrimination revient à remettre en cause cette universalité et est en parfaite incohérence avec les principes qui sous-tendent la justice pénale internationale.

Or, le 5 août 2021, le Garde des Sceaux a, en réponse à une question écrite posée par le Sénateur Roger, répondu que « l’exigence de double incrimination constitue un principe fondamental du droit international » ce qui est parfaitement erroné s’agissant des crimes de droit international et reflète une méconnaissance du droit international.

Cette condition est enfin une prime donnée à l’impunité, puisqu’il suffit que l’Etat dans lequel des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre sont commis refuse de ratifier le Statut de Rome, et n’incrimine pas ces crimes dans sa législation interne, pour permettre à l’ensemble de ses ressortissants d’échapper à la compétence de la justice française. Quel signal désastreux envoyé par la France à tous les bourreaux de la planète !

Elle n’est pas la seule condition restrictive posée par le législateur. Le monopole des poursuites confié au Parquet et la condition de résidence habituelle du suspect, là encore, sont autant de restrictions apportées dans le seul but d’empêcher la compétence universelle d’être utilisée en France.

Malgré des modifications cosmétiques apportées par la loi du 23 mars 2019 à l’article 689-11 du code de procédure pénale, éliminant notamment la condition de double incrimination pour le crime de génocide, la réalité est que nos organisations, de même que les parlementaires ayant tenté ces dernières années de supprimer ces conditions restrictives par voie d’amendements ou de propositions de loi, se sont toujours heurtés à l’absence totale de volonté politique de votre gouvernement, comme de ceux de vos prédécesseurs, de modifier le mécanisme de compétence universelle pour le rendre véritablement effectif pour les victimes de crimes de droit international qui souhaitent se tourner vers la justice française à défaut de toute perspective de justice dans
leur propre pays.

Dans une affaire qui concerne la Syrie, situation dans laquelle la France a toujours pris des positions en faveur de la lutte contre l’impunité, et alors que va s’achever dans quelques semaines un premier procès historique tenu en Allemagne, devant la Cour de justice de Coblence, que dire aux victimes et aux ONG syriennes qui ont porté leurs plaintes devant la justice française, espérant que celle-ci jouerait aussi sa part dans le combat pour la justice ? Les mots n’ont un sens que s’ils sont suivis d’actes, et force est de constater, Monsieur le Président, que malgré l’engagement donné alors que vous étiez candidat à l’élection présidentielle, en réponse à une interpellation du Collectif pour une Syrie libre et démocratique, précisant que « l’application de la compétence universelle fera partie des sujets abordés dès le mois de juillet [2017] avec l’Assemblée nationale, et avant avec le Sénat », rien n’a été fait pour amender la loi, alors que l’occasion s’était de nouveau présentée au Sénat en septembre dernier. L’arrêt de la Cour de cassation rendu le 24 novembre vient nous rappeler les conséquences concrètes du maintien en place de ces dispositions.

Nos organisations sont convaincues qu’il n’y aura jamais de justice internationale efficiente si on rend impossible l’exercice de la compétence universelle, unique recours dans de nombreux cas pour les victimes de crimes internationaux.

Il est urgent de changer cette loi et de vous engager fermement et résolument en faveur d’actes concrets qui permettront aux victimes et aux associations de continuer leur combat contre l’impunité des auteurs des crimes les plus graves, et de se tourner, aussi, vers la justice française.

Patrick Baudouin et Clémence Bectarte – CFCPI
Cécile Coudriou – Amnesty International
Mazen Darwish - SCM
Christophe Deloire – RSF
Philip Grant – TRIAL International
Brigitte Jolivet – Syndicat de la Magistrature
Eléonore Morel – FIDH
Michel Morzière – Revivre
Malik Salemkour – LDH
Andreas Schüller – ECCHR
Rupert Silbeck – REDRESS

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