PEUT-ON DIRE N’IMPORTE QUOI ?

23/04/2008
Communiqué

par Florence Bellivier

Retour de mission en Turquie, le 12 février 2008 au soir, la tête encore emplie
de la manifestation de solidarité à laquelle nous avons participé le matin
même, en hommage à Hrant Dink, assassiné le 19 janvier 2007, par des
ultra-nationalistes dont le procès est en cours. Manifestation paisible, au
bord du Bosphore, avec les cris des mouettes, quelques gouttes de pluie et une
grande ferveur ; l’esprit occupé de toutes ces interviews de journalistes,
d’avocats, de professeurs, qui disent leur mal-être et leur impuissance face à
ce qu’on nomme l’ « Etat profond » là-bas, cette nébuleuse de
militaires, en service ou à la retraite, qui exercent un pouvoir subtil mais
efficace sur l’exécutif, sur la justice, pour faire prévaloir leur conception
de la laïcité et de la liberté d’expression, le tout au prix de violences
politique aussi certaines que difficiles à démêler.

C’est dans cet état d’esprit que j’ouvre Le Monde, daté du 10 février 2008,
histoire de me replonger dans l’actualité de mon pays.

Un article d’un écrivain que je ne connais pas attire mon attention :
« Une civilisation de la fête et de l’oubli », dans lequel l’auteur, à
l’occasion d’une aventure personnelle qu’il relate non sans talent –sinon je ne
serais sans doute pas allée au bout de ma lecture-, établit un parallèle entre
l’étrangeté qu’il ressent face à l’humanité qui a produit Auschwitz et
l’étrangeté qu’il ressent face aux « fêtards extasiés au discours
minimaliste et répétitif que l’on rencontre dans les lieux dédiés à la fête
 ».

Qu’il dessine un parallèle subjectif, soit.

Mais l’article se termine par cette question : « si l’on ne se
sent appartenir ni à l’humanité qui a produit Auschwitz, ni à celle qui s’agite
au rythme du fun standard, est-ce à dire que ces deux humanités-là sont
toujours la même : une humanité qui préfère ne pas penser et qui taylorise
ses crimes comme ses joies ? ».

Et c’est là que le journal me tombe des mains, non d’ennui mais de colère.
Moi qui, éventuellement contre l’avis de mes amis défenseurs des droits de
l’homme, ai toujours pensé qu’il ne fallait en aucun cas censurer la liberté
d’expression dont les excès se régulent d’eux-mêmes et non d’être refoulés,
j’en viens instinctivement à vouloir son rétablissement (bien sûr, la seconde
d’après, je me réfrène).

Comment comparer, dans un article qui se veut d’opinion et non littéraire
(car alors , bien sûr, la fantaisie est bienvenue, comme en témoigne l’œuvre de
M. Houellebecq à laquelle se réfère L. Miranda quand il compare son malaise
dans les lieux de nuit à celui d’un des personnages que Houellebecq a
magistralement mis en scène ?) des gens qui dansent et des gens qui
tuent ? Comment organiser le devoir de mémoire quand ce qu’il suscite peut
être aussi vain ? Le philosophe ou l’écrivain peuvent sans doute être
nihilistes ou cyniques mais peuvent-ils alors sans danger pour l’intelligence
s’aventurer sur le terrain du militantisme des droits de l’Homme ?

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