EDVIGE : Interview de Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’Homme - France(LDH)

25/09/2008
Communiqué

D’abord il s’agit non plus, comme par le passé, de fichiers
« papier » dispersés dans les préfectures (avec, au niveau national,
un simple logiciel d’indexation qui ne permet que de savoir où est la fiche
papier concernant telle personne), mais d’un fichier électronique national,
centralisé et donnant l’information complète en un instant. Si l’on ajoute que,
sauf pour la troisième « finalité » (cas d’enquêtes administratives
sur un candidat à un concours ou à un emploi agréé par l’Etat), les données
sont indéfiniment conservées… et consultables par tout policier ou gendarme dès
lors que son supérieur hiérarchique est d’accord (c’est-à-dire par plusieurs
centaines de milliers de personnes), et que les citoyens en disposent ni d’un
droit d’accès direct ni d’un droit effectif de faire rectifier les données
fausses stockées à leur insu (53% des données contenues dans le fichier STIC,
qui concerne plus de 20 millions de personnes sont fausses, selon un rapport
officiel de 2006), on voit que nous basculons, du point de vue du fichage
politico-policier, de l’ère de l’artisanat dans celle de la surveillance
globale permanente et en temps réel.

Ensuite, Edvige mélange trois « finalités » : le fichage politique
de personnalités et d’élus pour renseigner le gouvernement sur les militants
politiques, syndicaux ou associatifs, etc., qui en son principe est certes
ancien mais inadmissible dans une démocratie (à Pékin ou à Tunis, on comprend
sa logique, mais à Paris…) ; le fichage de personnes qu’un policier ou un
gendarme estimerait, sans avoir à s’en expliquer, « susceptible(s) de
troubler l’ordre public » (notion d’un tel flou qu’elle autorise
l’arbitraire le plus total, surtout lorsqu’il s’agit de suspecter des
comportements… à venir), c’est-à-dire le fichage non pas de
« délinquants » (comme le soutient la ministre de l’intérieur) mais
de personnes innocentes de tout délit (à moins de supprimer l’article 9 de la
Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, qui a valeur
constitutionnelle en France) ; le fichage nourrissant des enquêtes de
moralité sur les candidats à un concours de la Fonction publique ou à un emploi
agréé par l’Etat. Le simple fait de mélanger ces finalités très différentes
dans un même traitement informatique constitue une « interconnexion »
au sens de la jurisprudence de la CNIL, et en outre on se demande comment le
gouvernement d’un Etat de droit peut mêler à des personnes qu’il suspecte de
délinquance des citoyens qui, eux, sont indispensables au fonctionnement même
de la démocratie par leur activité élective ou militante.

Enfin et surtout, Edvige introduit la mention de l’état de santé et de
l’orientation sexuelle des citoyens fichés, ce qui ne peut s’expliquer par
aucune raison avouable dans un Etat de droit, et étend le fichage
politico-policier aux enfants à partir de 13 ans, avec comme seule
justification qu’à partir de cet âge un mineur peut être pénalement
responsable : nouvelle preuve de la confusion d ’une part entre
délinquants et personnes qui n’ont commis aucune infraction, d’autre part entre
fichage policier administratif et intervention de juges répressifs
indépendants, ce qui témoigne d’une méconnaissance élémentaire de la séparation
des pouvoirs.

On le voit, Edvige, qui vient après d’autres fichiers ciblant les enfants
(tels que « Base élèves » pour les élèves des écoles primaires),
représente un passage à un stade global de surveillance politico-policière de
la population.

2. Que pensez-vous de la nouvelle mouture du projet Edvige ?
pensez-vous qu’il s’agisse vraiment d’une marche arrière par rapport au projet
initial ?

En l’état actuel des informations qui ont filtré (car rien n’est sûr quant
au contenu d’un éventuel décret de modification qui n’interviendra pas avant la
fin octobre 2008 au plut tôt), il y a certes reculs sur des points non
négligeables : le fichage des « personnalités » semble avoir
perdu de sa nocivité (il devient un « répertoire » dans les
préfectures, dont on ne sait encore pas grand chose) … mais celui des militants
demeure ; la mention de la santé et des orientations sexuelles
disparaîtrait… mais on introduit sournoisement celle des « origines
ethniques et raciales » ! ; les données concernant les mineurs
seraient effacées à leur majorité s’ils « se conduisent bien », en
vertu d’un « droit à l’oubli » (sic : oubli… d’une absence
d’infraction ! On voit à quel point le soupçon d’un policier vaut
condamnation pénale dans l’esprit de nos gouvernants actuels).

Toutefois, rien de tout cela n’est fiable, dès lors que le président de la
CNIL lui-même, pourtant parlementaire de l’actuelle majorité, a reconnu dans
plusieurs médias que la CNIL savait que les RG fichaient depuis des années la
santé et l’orientation sexuelle : l’autorité chargée de la protection de
la vie privée et des libertés face au fichage a connaissance d’une illégalité
gravissime et massive, et s’avoue impuissante. C’est dire que tant que les
pouvoirs et les moyens de la CNIL resteront ce qu’ils sont (rappelons en
particulier qu’une loi de 2004 lui a retiré le pouvoir d ’interdire un
fichier de l’Etat dangereux pour les libertés…), aucun citoyen n’aura la
moindre garantie sur ce que sera réellement le fichage, quelles que soient les
formulations des textes officiels. C’est pourquoi une loi protégeant les
libertés face à la surveillance informatique (Edvige n’est qu’un arbre, certes
de taille, dans la forêt des quelque 46 fichiers de police, dont certains
espionnent des millions de citoyens…) est indispensable, ne serait-ce que pour
réarmer la CNIL ; c’est d’ailleurs ce à quoi oblige… l’article 34 de la
Constitution française, remarquablement ignoré au moment même où on nous
rebattait les oreilles avec l’augmentation des pouvoirs du Parlement.

Et surtout demeure l’essentiel de ce que voulait Nicolas Sarkozy : le
fichage des enfants, contre lequel vient de protester la Défenseure des enfants
(pourtant proche de l’actuelle majorité au vu de ses engagements passés).

Dans ces conditions, nous exigeons plus que jamais l’abrogation du décret
créant Edvige et l’ouverture d’une concertation démocratique digne de ce nom
préparant l’adoption de garanties législatives indispensables au respect des
libertés.

3. Cette décision s’accorde avec plusieurs mesures prises en Europe
pour renforcer le contrôle sur les citoyens (mise en place d’un fichier
ethnique en Italie, tests ADN pratiqués au Royaume-Uni, etc.). De quels types
de recours disposez-vous ? Est-ce qu’un appel devant la Cour européenne
des droits de l’Homme est possible ?

Il n’est que trop vrai que l’instauration d’une « société de
surveillance » armée des puissants outils créés par les nouvelles
technologies de contrôle électronique ne concerne pas que la France : les
sociétés européennes vieillissantes sont travaillées par la démagogie
sécuritaire et xénophobe, d’autant plus que l’Europe se vit comme un continent
« déclassé » par la mondialisation.

C’est pourquoi une réaction s’impose au niveau européen (avec notre AEDH)
voire planétaire (avec la FIDH) : nous avons saisi les rapporteurs
spéciaux et les organes ad hoc de l’ONU , et nous allons saisir la
Commission européenne.

Quant à la Cour européenne des droits de l’Homme, sauf à ce que nous
puissions recourir à des procédures d’urgence dont le champ est strictement
limité, elle ne peut intervenir qu’après épuisement des voies de recours
internes, ce qui signifie que nous ne nous tournerions vers elle que si le
Conseil d‘Etat rejetait notre requête en annulation du décret créant
Edvige.

Cela étant, quelle que soit l’utilité des recours juridictionnels, la
meilleure garantie des droits est ici, comme toujours, la mobilisation des
citoyens : jamais Nicolas Sarkozy n’aurait reculé (c’est la première fois
depuis 2002 sur le terrain sécuritaire), fût-ce partiellement, sans les plus de
200 000 signatures de la pétition électronique « Non à Edvige »
et les plus de 1000 organisations associatives, syndicales et politiques
réunies dans le Collectif. C’est pourquoi la mobilisation doit continuer et
s’amplifier, afin d’en finir avec cet outil de contrôle social global qui
incarne les noces de Léviathan et de Big Brother : il est encore temps
d’éviter ce cauchemar.

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