Compétence extraterritoriale : le projet de loi met en échec l’accès des victimes étrangères à la justice pour les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le génocide

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Lettre ouverte aux député.e.s membres de la Commission des lois de l’Assemblée nationale française

Lors de l’examen du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, le gouvernement a rendu encore plus difficile l’accès à la justice française des victimes étrangères pour des crimes commis à l’étranger. C’est un nouveau recul infligé par le gouvernement à la compétence extra territoriale. A partir du 19 décembre 2018, la commission des lois de l’Assemblée nationale discutera du projet de loi justice en deuxième lecture, une occasion pour introduire les changements nécessaires à un accès effectif des victimes de crimes internationaux à la justice.

La loi du 9 août 2010 avait pourtant commencé à contribuer à mettre le droit pénal français en harmonie avec les exigences de la Cour pénale internationale (CPI). Mais elle avait aussi considérablement restreint les possibilités pour les victimes de crimes internationaux de saisir un juge français et donc de disposer d’un recours effectif à la justice en France. Cette loi a en effet mis en place quatre verrous en :
 Exigeant une « résidence habituelle » du suspect en France ;
 Réservant le monopole des poursuites au Parquet alors qu’en France, pour des faits qualifiés de crimes, les victimes peuvent directement saisir le juge ;
 Exigeant que le crime soit défini dans le pays de commission des crimes ; et
 Imposant au juge français que la CPI se soit au préalable déclarée incompétente.

Un projet d’article dans le projet de loi présenté à l’Assemblée nationale prévoyait justement de réformer l’article 689-11 du Code de procédure pénale afin de lever trois de ces quatre conditions, pour ne garder que le monopole du parquet.

Une opportunité manquée

Mais le gouvernement français a déposé des amendements réduisant drastiquement toutes possibilités de poursuites à l’avenir en France d’une personne suspectée d’avoir commis un crime de génocide, crimes contre l’humanité ou crimes de guerre.

D’une part, les conditions de «  résidence habituelle  », de «  double incrimination  » et de monopole du Parquet demeurent, mais le gouvernement a marqué un recul conséquent en exigeant du procureur de la République qu’il s’assure, avant de pouvoir exercer toute poursuite sur le fondement de cet article, de l’absence de poursuites diligentées devant la Cour pénale internationale ou un Etat compétent.

Le gouvernement entend de cette façon imposer au parquet de demander à l’Etat où les crimes ont été commis de confirmer l’absence de poursuites avant de pouvoir les engager à son tour, ce qui paraît hautement problématique dans la mesure où les suspects poursuivis appartiennent très souvent aux autorités étatiques. Un tel verrouillage des possibilités de poursuite ne peut qu’interroger sur la capacité de la France à assumer demain, sur la scène internationale, dans des procédures visant de présumés bourreaux syriens ou autres, d’imposer au procureur de la République française de demander préalablement à la justice de la Syrie ou de pays similaires si elles entendent elles-même poursuivre.

L’ajout d’une exigence de déclinaison de compétence n’a aucune base légale, la CPI étant complémentaire des juridictions nationales et non l’inverse, c’est-à-dire qu’elle ne peut agir que lorsqu’aucune juridiction nationale n’a engagé de poursuites. Par ailleurs, aucune obligation internationale n’impose à la France d’aller rechercher si des poursuites sont ouvertes pour les mêmes faits par un Etat compétent, le principe de non bis in idem ne s’appliquant qu’à l’égard d’une décision définitive étrangère et non de simples poursuites.

Le principe même de la compétence extraterritoriale du juge français, tiré des engagements internationaux de la France, a précisément pour objectif d’enquêter et de poursuivre des suspects de génocide, crimes contre l’humanité ou crimes de guerre qui bénéficient d’une totale impunité dans leur pays d’origine.

Force est de constater que la combinaison de ces amendements n’apporte non seulement aucune amélioration au texte existant résultant de la loi du 9 août 2010. Elle constitue au contraire un recul et une aggravation des conditions requises pour la mise en œuvre de la compétence extraterritoriale des juridictions françaises et des engagements de la France.

La commission des lois de l’Assemblée nationale doit désormais discuter de la nouvelle mouture du projet de loi à partir du 19 décembre 2018. Nous espérons vivement que cette occasion sera saisie de remédier à une situation extrêmement préoccupante et difficilement compréhensible de la part d’un Etat n’hésitant pas à revendiquer sur la scène internationale que la lutte contre l’impunité constitue l’une de ses priorités.

Création d’un parquet national anti-terroriste intégrant le parquet crimes contre l’humanité : le risque de dilution de l’attention sur les crimes contre l’humanité  

Les organisations signataires demandent par ailleurs que soit modifié le projet de regroupement sous l’autorité d’un même parquet la poursuite des responsables présumés de crimes de masse et des infractions terroristes. Ce parquet national antiterroriste (PNAT) ferait fusionner l’actuel parquet anti-terroriste avec le parquet crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre du Tribunal de grande instance de Paris. Or l’appellation de ce nouveau parquet national, de même que les nombreuses références au procureur national contre le terrorisme, en l’état actuel du texte du projet de loi tel qu’adopté par l’Assemblée nationale, ne reflète absolument pas l’inclusion dans ce nouveau parquet national du parquet chargé de la poursuite des auteurs de crimes contre l’humanité, crime de génocide, crimes et délits de guerre. Ceci comporte selon nos organisations un risque important de dilution des activités de ce dernier.

Nos organisations se sont grandement mobilisées en faveur de la création d’un pôle spécialisé dans le traitement et la poursuite des crimes internationaux au sein du Tribunal de grande instance de Paris, finalement créé par la loi du 13 décembre 2011.

Nos organisations craignent aujourd’hui que la réunion des deux types de contentieux au sein d’un parquet national unique, sans que l’existence de ces deux contentieux distincts ne soit clairement reflétée dans sa dénomination, ait pour conséquence une dilution rapide des moyens actuellement affectés aux enquêtes et aux poursuites des crimes contre l’humanité, génocides et crimes de guerre au profit des moyens consacrés à la lutte anti-terroriste. Il est par conséquent primordial de renommer l’actuel procureur de la République antiterroriste en procureur national contre le terrorisme et les crimes contre l’humanité.

Les organisations signataires appellent les député.e.s de la Commission des lois de l’Assemblée nationale à :
 lever les verrous à l’exercice de la compétence extraterritoriale introduits par la loi du 9 août 2010,
 modifier le texte venant restreindre encore la mise en œuvre de la compétence extra territoriale,
 renommer le « procureur national contre le terrorisme » en « procureur national contre le terrorisme et les crimes contre l’humanité »,
 et confirmer ainsi l’engagement de la France dans la poursuite et le jugement des crimes les plus graves.

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