Attentats : l’État français entre dans une logique de guerre vouée à l’échec

Tribune de Alexis Poulin, directeur d’EurActiv France et Dan Van Raemdonck, secrétaire général de la FIDH, publié dans l’Obs le 24 Novembre 2015.

Au-delà de la nécessaire et salutaire empathie, nous ne devons nous incliner que devant la mémoire des victimes et apporter notre soutien à leur famille, à leurs proches ainsi qu’à tous ceux qui se sont sentis aveuglément visés par ces attaques lâches contre la démocratie et ses valeurs.

Nous devons rester debout, droits et inflexibles dans la défense de nos valeurs face à la barbarie, mais également face aux dérives et récupérations de tous bords, populistes fascisants ou sécuritaires totalisants.

Nous devons, solidaires, garder le cap de nos balises de liberté, égalité et fraternité, de droits humains, sans accepter que ces attentats servent de prétexte et d’alibi à l’érosion ou la violation d’un quelconque de ces droits fondamentaux ou de ceux d’autrui, nous projetant dans une guerre sans fin.

La construction d’un ennemi

Une guerre, c’est un écosystème politique, financier et industriel, qui permet à plusieurs acteurs d’asseoir leur pouvoir en limitant la raison et les libertés : l’État, l’industrie et le commerce des armes, et enfin la finance.

Une guerre, c’est aussi la définition ou la construction d’un ennemi. Contre qui se bat-on ? L’État français a décidé d’entrer en guerre contre Daesh, l’élevant ainsi au rang "honorable" d’ennemi de la nation. Mais sait-on vraiment ce qu’est cette bande de malfaiteurs radicaux qui font de l’islam une arme de destruction massive ?

Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’au moment de sa déclaration, on sait quand une guerre commence, mais jamais comment ni quand elle se finit. Et jamais un armistice n’a été signé contre un ennemi protéiforme, sans existence légale.

L’armement, principal acteur de la guerre

Un des acteurs principaux d’une guerre, ce sont les armes et l’économie capitaliste basée sur leur vente. Est-il logique et bienvenu que les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies soient les plus gros vendeurs d’armes de la planète ?

Sans doute, comme l’est le fait que l’Arabie Saoudite siège au Conseil des droits de l’homme, alors même que cette monarchie emprisonne, torture et tue pour simple délit d’opinion.

Sous le couvert du discours traditionnel de la filière industrielle créatrice d’emploi et génératrice d’excellence, que cache le marché de l’armement ?

Une réalité géopolitique de clientélisme : le gouvernement français est toujours fier des ventes record d’armes de destruction massives à des régimes peu soucieux de la liberté d’expression et des droits humains.

Amener le pire, sans en assumer les conséquences

En 2015, les ventes d’armes françaises se chiffrent de 16 à 17 milliards d’euros et toute occasion de montrer les fleurons de l’armement français en exercice est une formidable aubaine pour gonfler les carnets de commande.

L’Arabie Saoudite est le plus gros client des fabricants d’armes français en volume financier des contrats. C’est aussi le premier plus gros importateur d’armement au monde, achetant ainsi sa diplomatie et restant, malgré son surarmement, un acteur mineur de la stabilité régionale dans le Golfe, voire un co-acteur majeur de son instabilité.

Une hypocrisie des états producteurs : le commerce des armes doit respecter une série de règles internationales, mais les flux montrent un contrôle des exportations d’armes à géographie variable quant à la fréquentabilité des états acheteurs, tout autant qu’une corruption galopante. Le marché des armes fait la part belle à la contrebande, permettant par là une diplomatie parallèle, sûre d’amener le pire sans en assumer les conséquences.

L’État français, affaibli par la realpolitik

En tuant la jeunesse qui sort un vendredi soir à Paris, Daesh attaque certes la France, mais encore et bien plus une certaine idée revendiquée de la vie et des droits et libertés, humaniste et accueillante face à la diversité des modes de vie et de pensée.

Et pourtant, affaiblis par la realpolitik, l’État français et ses gouvernements successifs n’ont eu de cesse de faire des concessions et de commercer avec des nations pour qui les droits humains ne sont qu’un concept impérialiste contraire à leur autorité.

En réaffirmant l’autorité de l’État par le biais de sa suprématie technologique en matière d’armement, les responsables français entrent dans une logique de guerre, qui ne peut qu’être vouée à l’échec, vu la nature de l’ennemi.

À la technologie de pointe des drones, avions sans pilote, les djihadistes répliquent avec le drone du pauvre : le kamikaze, fantassin décérébré en pilotage automatique.

Nos démocraties ont été faibles

Vouloir faire l’impasse sur la concurrence de projets civilisationnels, qui est à la manœuvre, renforce la vieille rhétorique nationaliste, là où elle n’a pas lieu d’être. Le djihadiste est un ennemi de l’intérieur, produit de sa faiblesse socio-psychologique et de sa haine contre une civilisation à laquelle il n’a accès qu’à la marge.

De discours contestataires de classe et de génération révélant les atteintes à leur identité et à leur dignité, ces jeunes laissés pour compte, incapables d’interagir dans le cadre d’un dialogue respectueux de la diversité, passent à la radicalisation par le salafisme, un courant historique et fondamentaliste d’un islam instrumentalisé à des fins politiques, et, mus par une doctrine de l’apocalypse sectaire, trouvent une raison d’être.

Nos démocraties ont été faibles dans la défense de leurs libertés chèrement gagnées. Faibles, car échouant à assurer une vie digne à tous sans discrimination, faibles en acceptant l’ingérence étrangère dans l’organisation du fait religieux, faibles dans l’éradication des discours de haine d’où qu’ils viennent et faibles avec les monarchies pétrolières et les dictatures qui ont acheté notre silence sur leurs pratiques contraires à la dignité humaine.

L’obscénité financière du monde

Oublier de citer l’obscénité financière du monde est une erreur grave qui assure le succès de la logique de guerre. Spéculation, agences de notation toutes puissantes, volonté consciente des instances internationales d’étrangler les États dans la dette sont autant de facettes de la mise à mort des démocraties.

Dénoncée dans le livre de Marc Chesney "De la grande guerre à la crise permanente", l’aristocratie financière à la manœuvre depuis 1914 a toujours assuré sa survie et son indépendance en vassalisant le politique, incapable d’agir pour le bien commun contre ses dérives de plus en plus visibles.

Naomi Klein, auteure de "La Stratégie du Choc", explique comment le capitalisme du désastre, par une stratégie du choc (changement de régime, guerres…), permet l’imposition de la doctrine ultra-libérale qui accroît les inégalités.

Après avoir accepté, pour se conformer au Pacte de stabilité, de sabrer dans les budgets de la Sécurité sociale, des services publics (en ce compris ceux des services de police de proximité, aujourd’hui jugés essentiels dans la lutte contre le radicalisme), et des aides aux associations de terrain, pourtant tous créateurs de lien et de valeurs sociales ajoutées, l’État choisit maintenant, et prioritairement par rapport à ce même Pacte, de refinancer les services régaliens de contrôle.

Étouffer tout mouvement contestataire

Impuissant face aux évolutions économiques et incapable de satisfaire les revendications sociales, il concentre son énergie à mettre davantage la société sous surveillance au prétexte d’assurer la sécurité des citoyens.

Les moyens mis en œuvre, état d’urgence et lois favorisant un contrôle panoptique, affecteront l’organisation sociale. Ils seront, comme précédemment, mobilisés à d’autres fins que la lutte contre le terrorisme et risquent de servir, en fin de compte, à étouffer tout mouvement contestataire.

Le débat sur le sort à réserver aux personnes faisant l’objet d’une fiche S pour les risques qu’ils font encourir à la sûreté de l’État (bracelet électronique ? rétention ?) l’illustre bien. L’opposition politique amalgame les 11.500 individus fichés, tous djihadistes selon elle, alors que l’on recense parmi eux certes aussi des hooligans, mais également des altermondialistes, des opposants à la construction d’aéroports… soit des citoyens qui ne font qu’user de leur liberté d’expression, même s’ils remettent en cause l’ordre financier mondial.

Ces dérives du contrôle généralisé sont tout bénéfice pour cette aristocratie financière, elle qui ne demande qu’une chose : pouvoir déréguler dans l’ordre et dans le calme. Tous les débats sur les dérives de la finance sont clos.

Ne nous trompons pas d’adversaire

Ne nous trompons pas d’adversaire ni de guerre, Monsieur le Président, et rappelons-nous vos propos de candidat lors du discours du Bourget :

"Mon véritable adversaire […], il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti. Il ne présentera jamais sa candidature. Il ne sera pas élu. Et pourtant, il gouverne. Mon adversaire, c’est le monde de la finance. […] La finance s’est affranchie de toute règle, de toute morale, de tout contrôle."

Depuis, vous avez été élu en vertu des principes de la République et de la Démocratie. N’en soyez pas le énième fossoyeur.

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