La France escamote la justice universelle

Tribune paru dans le Monde le 26 Mai 2010 par Patrick Baudouin et
Michel Tubiana

Le texte adopté par le Sénat prépare l’impunité des bourreaux de la
planète

La justice internationale est une aspiration universelle. Trop longtemps,
les responsables des crimes les plus massifs et les plus abominables ont joui
de l’impunité, les tribunaux de leur pays ne pouvant ou ne voulant les juger.
Ce constat de l’inacceptable a conduit à la création de juridictions
internationales ad hoc et enfin, en 1998, de la Cour pénale internationale
(CPI).

Cette Cour est entrée en fonctions le 1er juillet 2002. La France a ratifié
son statut. Elle a compétence pour juger les crimes de guerre, les crimes
contre l’humanité, les crimes de génocide. Mais son champ d’action demeure
limité dans la mesure où elle ne peut évidemment juger tous les crimes
concernés. C’est pourquoi le préambule du statut de la CPI rappelle qu’" il est
du devoir de chaque Etat de soumettre à sa juridiction criminelle les
responsables de crimes internationaux ". C’est le principe dit " de compétence
extraterritoriale ".

La mise en oeuvre d’une telle obligation implique pour les Etats parties à
la CPI l’adoption d’une loi d’adaptation à son statut. La nécessité en est
d’autant plus forte pour la France que sa législation actuelle comporte de
nombreuses carences. Ainsi, par exemple, le code pénal français ne contient pas
de définition du crime de guerre. De même, hormis les lois spécifiques
concernant le Rwanda et l’ex-Yougoslavie, il n’existe aucune disposition de
droit interne, exception faite de la torture, permettant de poursuivre des
ressortissants étrangers de passage sur le territoire suspectés de crimes de
guerre, crimes contre l’humanité ou crimes de génocide.

Or la France n’a manifesté aucun empressement à remplir ses obligations.
C’est seulement en juin 2008 qu’un projet de loi a été soumis et voté au Sénat.
Deux ans plus tard, le texte n’a toujours pas été inscrit à l’ordre du jour de
l’Assemblée nationale. C’est peu dire que la justice internationale n’est pas
une priorité. Mais, pire encore, le texte adopté par le Sénat et dont le
contenu vient d’être entériné lors d’une réunion de la commission des lois de
l’Assemblée nationale, comporte des dispositions totalement inacceptables qui
conduisent à vider de toute substance le mécanisme de compétence
extraterritoriale.

La première, qui à elle seule suffit à verrouiller le système, impose que
les auteurs présumés de crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou crimes de
génocide possèdent une " résidence habituelle " en France pour pouvoir y être
poursuivis. C’est donc une exigence beaucoup plus contraignante que celle qui
existe pour le crime de torture, pour lequel la Cour de cassation a jugé qu’il
suffit que le suspect " se trouve " sur le territoire. Surtout, il va de soi
qu’aucun bourreau ne sera suffisamment stupide pour établir une résidence
habituelle en France, et se satisfera volontiers d’y passer d’agréables séjours
dans les meilleurs hôtels du pays. Autant dire que la condition ainsi posée
revient pratiquement à interdire toute possibilité d’action.

La seconde restriction est celle prévoyant que seul le parquet pourra être à
l’initiative des procédures, à l’exclusion des victimes qui se voient privées
de la faculté de déposer plainte avec constitution de partie civile. Ainsi les
victimes de crimes de masse d’une gravité exceptionnelle auront moins de droits
que les victimes de délits mineurs de droit commun. La motivation est à
l’évidence exclusivement politique, s’agissant de conférer l’initiative des
poursuites à un parquet soumis au pouvoir, et dont l’expérience démontre, sauf
rares exceptions, l’extrême frilosité dans toutes les affaires susceptibles de
toucher aux relations entre Etats.

Deux autres dispositions du projet de loi d’adaptation sont aussi
inacceptables. L’une est relative à la double incrimination qui subordonne les
poursuites en France à la condition que les faits soient punissables à la fois
par le droit français et par la législation de l’Etat où ils ont été commis.
Ainsi, au cas où le crime de génocide n’est pas visé par cette législation, le
présumé génocidaire ne pourra être poursuivi. Une dernière disposition consiste
à prévoir que les juridictions françaises ne pourront être saisies qu’après que
la CPI a expressément décliné sa compétence. C’est là une inversion du principe
de complémentarité, qui dénature le statut de la CPI, lequel confère aux
juridictions des Etats parties la priorité et la responsabilité de poursuivre
les auteurs de crimes internationaux.

Si une telle loi devait être définitivement adoptée par le Parlement, tous
les bourreaux de la planète pourraient continuer à séjourner sans encombre sur
le territoire français. Dans ces conditions, la création, au Tribunal de grande
instance de Paris, d’un pôle des juges d’instruction spécialisés en matière de
génocides et crimes contre l’humanité serait d’une particulière
hypocrisie.

Que vaut alors cet engagement pris par Michèle Alliot-Marie et Bernard
Kouchner, qui ont, lors de l’annonce de la création de ce pôle, souligné que "
les victimes de la barbarie humaine ont le droit de voir leurs bourreaux
poursuivis et condamnés ", ajoutant que " les personnes suspectes de génocides,
de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité doivent être jugées. Elles
le seront. La France s’inscrit résolument dans la lutte contre l’impunité
" ? En réalité, avec les dispositions du projet de loi, la France, loin de
combattre les bourreaux, s’en fait la complice.

La justice universelle et non sélective à laquelle aspire l’humanité
nécessite que les auteurs des crimes internationaux les plus graves répondent
de leurs actes, y compris devant les juridictions françaises. Confier au seul
pouvoir politique le soin de décider des poursuites, entraver le devoir de
juger par des artifices de procédure, c’est organiser l’impunité. Le Parlement
doit adopter un texte définitif qui ne soit pas un simple trompe-l’oeil, et qui
permette à la France d’être non en retrait mais à la tête du long cheminement
vers une justice internationale effective. Nous l’y appelons.

Patrick Baudouin Michel Tubiana

Avocat, président d’honneur de la Fédération internationale des ligues
des droits de l’homme

Avocat, président d’honneur de la Ligue française des droits de
l’homme

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