Monde

"Nous revenons en Europe. C’est notre choix de civilisation" : après un an de guerre en Ukraine, interview avec la prix Nobel de la paix Oleksandra Matviichuk

Oleksandra Matviichuk : "Nous faisons face à un nombre de crimes de guerre sans précédent."

© D. Fontaine / RTBF

Temps de lecture
Par Daniel Fontaine

Dans sa robe rouge, Oleksandra Matviichuk se plie aux séances de photos et d’interviews. Mais sans esquisser un vrai sourire. Pourtant, la directrice du Centre pour les libertés civiles de Kiev ploie sous les récompenses les plus prestigieuses. Elle est aujourd’hui en Belgique pour recevoir les insignes de docteur honoris causa de l’UCLouvain. En 2022, son centre a reçu le prix Nobel de la Paix, avec l’organisation russe Memorial et le militant biélorusse Ales Bialiatski.

Tous ces honneurs lui sont décernés depuis que la Russie a lancé son agression contre l’Ukraine en février 2022. "Cela explique pourquoi je ne ressens pas de joie, mais juste une immense responsabilité", explique-t-elle. Mais ces reconnaissances sont utiles : "elles nous permettent de rendre le sort du peuple ukrainien plus visible et d’être entendus. Nous devons utiliser cette occasion pour mettre fin aux tueries sur le champ de bataille et dans les territoires occupés."

Vous avez dit : "Poutine n’a pas peur de l’Otan, il a peur de l’idée de la liberté". La question des libertés civiles est le vrai enjeu de cette guerre, selon vous ?

Oleksandra Matviichuk : "Souvenez-vous comment cette guerre a débuté. Ce n’était pas en février 2022, mais en février 2014, lorsque l’Ukraine a saisi l’occasion d’une transformation démocratique au moment de la révolution pour la dignité, sur le Maïdan. Poutine a lancé cette agression pour nous arrêter dans cette voie. Il a occupé la Crimée et des parties des régions de Lougansk et de Donetsk. Il a eu peur de voir l’idée de la liberté se rapprocher de la frontière russe. Cette guerre est visiblement une guerre de valeurs. Ce n’est pas une guerre entre deux États, c’est une guerre entre deux systèmes, l’autoritarisme et la démocratie. Poutine tente de convaincre le monde entier que la démocratie, l’état de droit et les droits humains sont des fausses valeurs."

Comment la guerre a-t-elle changé l’Ukraine en un an ?

Oleksandra Matviichuk : "Il y a des aspects négatifs et positifs. Le négatif, c’est que la guerre est un désordre complet. C’est un traumatisme. Une horreur. C’est une vie très difficile pour des millions de personnes. Mais la manière dont les Ukrainiens ont réagi à cette horreur mérite le respect. La société civile s’est développée. Plus personne n’est indifférent. Beaucoup de gens ont commencé à résister, à aider les autres, à être solidaires, à soutenir l’économie. Chacun cherche à se rendre utile. Des gens ordinaires font des choses extraordinaires. Ils risquent leur vie pour aider d’autres qu’ils n’avaient jamais rencontrés auparavant. Cela nous rend conscient de ce que signifie d’être des humains."

Pensez-vous que l’envie de liberté et d’être membre de l’Union européenne est plus forte aujourd’hui qu’il y a un an ?

Oleksandra Matviichuk : "Nous revenons en Europe. C’est notre choix de civilisation qui a été souligné par la révolution de la dignité, quand le peuple ukrainien s’est soulevé contre l’ancien gouvernement autoritaire et corrompu. Pour nous, c’est un retour à l’espace civilisé européen. Tout n’y est pas acquis d’avance. Nous nous battons pour avoir l’occasion de bâtir un pays où les droits de chacun sont protégés, où le gouvernement est indépendant, le judiciaire peut rendre justice, et où la police ne frappe pas les étudiants qui manifestent pacifiquement et ne tue pas les journalistes qui critiquent le pouvoir."

Cela signifie-t-il que Vladimir Poutine a déjà perdu cette guerre, dans sa volonté d’enrayer le processus démocratique ukrainien ?

Oleksandra Matviichuk : "On peut voir que sur le plan des valeurs, Poutine a déjà échoué. Il pensait qu’en 3 ou 4 jours, l’Ukraine s’effondrerait et Kiev serait occupé. Soyons honnêtes : le monde civilisé pensait aussi que l’Ukraine n’aurait pas la force de résister. Mais le cas ukrainien démontre que des gens ordinaires sont plus puissants que la deuxième armée du monde. C’est pour cela que je veux que l’on réussisse et que nous demandons une aide internationale. Nous affrontons des défis qui ne peuvent être surmontés dans un cadre national. Nous nous battons pour quelque chose sans limite : la liberté."

Vous êtes certaine que l’Ukraine ne retournera pas au sein de ce que Vladimir Poutine appelle "le monde russe"?

Oleksandra Matviichuk : "Je pense que c’est impossible. Nous payons un prix trop élevé pour pouvoir revenir en Europe. Nos enfants n’oublieront jamais ce que leurs parents ont fait."

Quelle est votre évaluation de l’importance des crimes de guerre commis en un an sur le territoire ukrainien ?

Oleksandra Matviichuk : "Nous faisons face à un nombre de crimes de guerre sans précédent. Ce qui signifie aussi un niveau de souffrance humaine sans précédent. Nous ne documentons pas seulement des violations du droit international. Nous documentons de la douleur humaine, quand les troupes russes bombardent volontairement des bâtiments résidentiels, des écoles, des églises, des hôpitaux, commet des meurtres, des tortures, des viols, des enlèvements et d’autres attaques contre les civils…"

Documentez-vous aussi les violations commises par l’armée ukrainienne ?

Oleksandra Matviichuk : "Bien sûr, nous les enregistrons, quel que soit l’auteur. Pour nous, et pour l’Etat ukrainien qui se bat pour la liberté, il est important de ne pas oublier pour quoi on se bat. Devenir le miroir de notre ennemi serait une mauvaise décision. Cela n’aurait pas de sens de gagner cette guerre contre la Russie en nous transformant en une autre Russie. C’est pourquoi nous enregistrons toutes les violations des droits humains, quel que soit le camp. Mais comme la Russie utilise les crimes de guerre dans sa stratégie, la grande majorité des cas enregistrés ont été commis par des Russes."

Il y a donc des cas côté ukrainien, mais pas à la même échelle ?

Oleksandra Matviichuk : "Oui. La différence c’est qu’en Ukraine nous avons des outils pour agir. Nous pouvons demander l’ouverture d’enquêtes judiciaires. Nous pouvons rendre les cas publics dans les médias. Mais concernant les crimes de guerre russes, nous n’avons pas d’outil. La Russie ne se préoccupe pas de la médiatisation, des normes internationales, des décisions des organisations internationales. Poutine veut montrer que la démocratie, l’État de droit et les droits humains ne peuvent pas vous protéger durant la guerre et que seule la force physique compte. C’est pourquoi le monde doit faire la démonstration de la justice."

Face aux nombres de cas documentés, la justice a-t-elle déjà pu entamer son travail ?

Oleksandra Matviichuk : "C’est important de commencer les procédures judiciaires dès maintenant et de ne pas attendre que la guerre se termine. La justice doit être indépendante de l’importance du pouvoir russe. Et il faut assurer la justice pour tous, qui que soient les victimes. C’est une tâche très difficile, parce que nous avons des centaines de milliers de victimes. Nous avons besoin à la fois d’une implication nationale et internationale pour les enquêtes. Il faut créer un tribunal spécial sur l’agression. Il doit établir les responsabilités de Poutine, Loukachenko et des principaux dirigeants politiques et militaires."

La justice ukrainienne a besoin d’un appui international pour arriver à traiter tous ces cas ?

Oleksandra Matviichuk : "Aucun système national ne serait capable d’enquêter et de poursuivre quelque 80.000 dossiers judiciaires durant une guerre. Personne n’est en mesure de réaliser ce défi."

Y a-t-il un risque qu’une volonté de vengeance l’emporte ?

Oleksandra Matviichuk : "C’est quelque chose à laquelle nous pensons lorsque nous travaillons à un nouveau mécanisme judiciaire. Des millions de personnes demandent de mettre fin aux crimes de guerre russes. Si nous ne sommes pas capables de répondre à cette exigence de justice, elle peut se transformer en désir de vengeance. Je veux éviter cela."

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma... Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Sur le même sujet

Articles recommandés pour vous