FIDH : Rasul Jafarov et Intigam Aliyev ont été condamnés à de très lourdes peines de prison. Ces condamnations ont récemment été confirmées en appel lors d’audiences qui se sont déroulées en un temps record. A votre avis, pourquoi ces procès se sont-ils déroulés aussi rapidement ? Les normes internationales relatives au droit à un procès équitable et impartial ont-elles été violées ?
K.B. : Les éléments de preuve présentés par la défense en première instance qui permettaient de rejeter les accusations contre Intigam Aliyev et Rasul Jafarov n’ont pas été pris en compte en appel.
Par exemple, l’organisation d’Intigam Aliyev a été accusée d’avoir dépensé les fonds de six subventions reçues entre 2010 et 2013 sans les avoir enregistrées auprès du ministère de la Justice. Le registre des subventions était pourtant disponible sur le site officiel du ministère mais il a été retiré du site juste avant le procès.
Le ministère de la Justice a indiqué aux juridictions d’instruction que ces subventions n’avaient jamais été inscrites au registre. Néanmoins, une copie de la page web du ministère de la Justice confirmant l’enregistrement des six subventions a été conservée dans le cache internet. La défense a donc présenté devant les juges une copie papier de ce document certifié conforme par le notaire de Tbilissi en tant qu’élément de preuve confirmant l’enregistrement.
Selon le Code pénal azéri, quand on estime que certains faits n’ont pas été examinés par la première instance, la Cour d’appel statue lors de la première audience si l’affaire doit faire l’objet d’une nouvelle enquête, en totalité ou en partie.
Mais généralement, la Cour d’appel de Baku, ne réexamine pas les faits, surtout quand il s’agit d’affaires inspirées par des motivations politiques. Elle n’a donc eu besoin que d’une seule audience pour confirmer les condamnations
Bien évidemment, un tel procès n’a pas respecté les principes fondamentaux garantissant un procès équitable. Les accusés n’ont pas pu apporter leurs éléments de preuve de la même manière que la partie adverse et leurs arguments n’ont pas été entendus par la Cour d’appel.
FIDH : Intigam Aliyev est un avocat engagé en faveur des défenseurs des droits humains. De quelle manière a-t-il participé à la protection des droits humains en Azerbaïdjan ? Quel impact sa condamnation a-t-elle eu sur les avocats, les défenseurs de droits humains et la société civile ?
K.B. : Une partie importante des activités d’Intigam Aliyev était consacrée à la formation judiciaire des juristes azéris. On peut dire qu’il a joué un rôle majeur lors de l’éveil de la société civile après 70 ans de domination soviétique. C’est lui qui a enseigné la notion et l’essence des droits humains à beaucoup de juristes. Mais son activité ne se limitait pas à l’éducation aux droits humains, il en était également un fervent défenseur.
Il a également créé une communauté de jeunes juristes pour qui il est un mentor doté de connaissances encyclopédiques. Ils lui ont donné un surnom respectueux « Intigam mouallim », ce qui signifie « maître ».
Enfin, après 2002, il a initié plusieurs affaires devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Encore aujourd’hui une grande partie des jugements concernant l’Azerbaïdjan devant la CEDH est associée à son nom.
L’arrestation de M. Aliyev a été un choc pour la communauté des juristes. Tous les juristes qui le connaissaient et le respectaient ont été consternés, et pas seulement ceux qui menaient une activité relative aux droits humains. Ce genre d’arrestation fragilise toujours l’espoir de la société en l’avenir. C’est cet effet que l’on ressent actuellement en Azerbaïdjan.
FIDH : La condamnation d’Intigam Aliyev montre à quel point le travail des avocats agissant en faveur des droits humains est une activité à risque en Azerbaïdjan. Quelles sont les autres difficultés auxquelles doivent faire face les avocats azéris œuvrant pour les droits humains ?
K.B. : Le cadre légal dans lequel les avocats exercent leurs activités est de plus en plus restreint. Le régime autoritaire déforme complètement le système juridique. La loi est interprétée arbitrairement et librement. C’est là, le plus grand problème des avocats. Autrement dit, non seulement la Cour n’accepte pas et ne fait pas d’examen objectif des requêtes et des arguments des avocats, mais parfois le langage et les formules qu’elle utilise sont incompréhensibles. Chaque fois que les avocats viennent voir leurs clients dans les centres pénitentiaires provisoires, ils sont soumis à des fouilles humiliantes. Ils sont confrontés à des risques importants de part leur travail. Quand le droit devient arbitraire, même les avocats n’ont plus qu’un rôle de figurants.
Mais même cette configuration dérange encore le pouvoir. La présence d’avocats l’agace car ils servent de liaison entre des accusés et la société. Actuellement, les avocats de la défense sont de plus en plus évincés des procès. Ainsi, les quatre avocats d’Intigam Aliyev (Fariza Namazli, Adil Ismaïlov, Alaïf Gasanov et Anaz Gassimli), les deux avocats de Leyla Yunus (Javad Javadov et moi-même) et l’avocat de Khadija Ismaïl (Ulchin Imanov) ont tous été tenus à l’écart lors des enquêtes. Alaïf Gasanov, l’avocat de Leyla Yunus, a même été jugé pour diffamation, puis radié du barreau. Ce qui équivaut à la perte du droit d’exercer sa profession. La même procédure a été lancée contre moi.
FIDH : Les autorités vous ont récemment retiré votre licence professionnelle. Quelles sont les raisons de cette décision ?
K. B. : Cette décision est directement liée à mes activités de ces dix dernières années que j’ai consacré à la défense des prisonniers politiques et aux affaires revêtant une importance stratégique pour la société : les mauvais traitements de la police, les élections parlementaires de 2010 ou bien encore les élections présidentielles de 2013. Selon les termes employés dans les décisions de ma radiation, qui ont été rendues par la présidence de l’Association des barreaux le 10 décembre 2014 et par le Tribunal du district Nizaminskï le 10 juillet 2015, j’ai été opposé au système, aux structures étatiques, à l’arbitraire judiciaire, etc. Je pense que ces accusations parlent d’elles-mêmes.
FIDH : Comment pouvez-vous décrire les relations entre le système judiciaire et le pouvoir exécutif en Azerbaïdjan ?
K. B. : Malheureusement en Azerbaïdjan, le principe de la séparation des pouvoirs n’est plus qu’une farce. En théorie, le principe est inscrit dans la loi, mais en pratique le pouvoir judiciaire a totalement perdu son indépendance, ce qui tient principalement du fait que le système judiciaire est complètement corrompu. Le pouvoir politique a favorisé la corruption des juges et leur a interdit le droit de rendre des décisions indépendantes. Des jugements qui concernent des affaires motivées par des raisons politiques sont rendus par l’administration du président, et non plus par les Cours. De plus, cette dépendance du pouvoir judiciaire est évidente même dans des affaires qui n’ont pas de caractère politique. Les Cours dépendent du Parquet même quand elles jugent de simples affaires pénales.
Malgré cela, j’ai confiance en la capacité de notre société. En Azerbaïdjan, nous avons toujours eu des personnes prêtes à faire des sacrifices, prêtes à poursuivre leur lutte pour une cause juste. Le nombre important de prisonniers politiques que l’on a dans notre si petit pays prouve que notre société civile a du potentiel, et qu’il y a encore beaucoup de personnes lucides et pleines de bon sens qui croient et luttent pour l’avenir démocratique de l’Azerbaïdjan.