LETTRE OUVERTE A MESDAMES ET MESSIEURS LES SENATEURS A PROPOS DE LA LOI POUR LA RECONNAISSANCE DU GENOCIDE ARMENIEN

24/03/2000
Communiqué

Mesdames et Messieurs les Sénateurs,

Jamais au plan international le besoin de justice ne s’est exprimé avec autant d’exigence ; jamais l’impunité n’a été ressentie avec autant d’acuité ; or, en dépit de ce contexte, la Présidence de la Haute Assemblée refuse d’inscrire le projet de loi concernant la reconnaissance du génocide arménien dans vos débats.

A un moment de notre histoire où pour la première fois depuis Nuremberg, des efforts considérables sont déployés par la communauté internationale pour juger les crimes de génocide et les crimes contre l’humanité, notamment en ex-Yougoslavie et au Rwanda ; à un moment où une marche irréversible est entreprise pour l’instauration d’une Cour pénale internationale, et enfin où une mobilisation sans précédent des O.N.G. luttant pour la promotion et la défense des droits de l’Homme a permis d’intenter des actions judiciaires contre de hautes personnalités politiques et militaires responsables de graves violations du droit humanitaire international, c’est à ce moment précis que le Sénat fait le pari du silence.

Comment l’Etat français peut-il, dans les circonstances présentes, rester en marge de cette fantastique évolution ?

La conférence des présidents de la Haute Assemblée avance, pour justifier sa décision, deux arguments principaux : il n’appartient pas à la loi de qualifier l’histoire, et il ne faut pas contrarier le processus de réconciliation dans le Sud-Caucase.
En vérité, ces deux arguments recouvrent en fait un seul et même élément : le refus d’admettre que sans justice, il ne peut y avoir de réconciliation.

Le Sénat français, s’il persistait dans cette voie, se tromperait lourdement et ferait un mauvais pari. Toutes les considérations d’ordre économique et commercial, fondement de la real politik actuelle, ne sont que des vues à court terme et constituent des enjeux bien pâles au regard des bénéfices que la paix régionale pourrait générer.

Il ne s’agit en aucun cas de qualifier l’histoire mais des faits criminels, et en l’occurrence un génocide. La loi est justement un instrument approprié en cette matière.
C’est parce que cette analyse a déjà été effectuée qu’il a été possible de créer les tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo, puis les tribunaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Dans ces différents cas, il a bien été question de qualifier les crimes perpétrés de génocide et de crimes contre l’humanité. La France a d’ailleurs voté les lois d’adaptation adéquates pour permettre le jugement des auteurs présumés.
En outre, cette qualification a déjà été retenue par la Sous-Commission de l’ONU sur la Prévention de la Discrimination et la Protection des Minorités (le 29 août 1985), par le Parlement européen (le 18 juin 1987) et plus récemment par l’Assemblée Nationale française (le 29 mai 1998).

Ainsi, en renonçant à cette démarche, guidée en cela par le pouvoir exécutif, la France non seulement s’oppose à cet indiscutable besoin de justice exprimé avec tant de vigueur par les victimes ou leurs représentants, mais encore, et contrairement à ce qui est prétendu, elle contrecarre gravement le processus de réconciliation dans le Sud-Caucase.

Le vote symbolique que souhaite éviter le Sénat va à l’encontre de toutes les analyses sur le sujet. Si tout le monde s’accorde pour reconnaître l’impossibilité évidente de traduire quiconque devant une juridiction, fut-elle un Tribunal permanent des peuples, et de ne pas faire porter à la Turquie d’aujourd’hui les fautes du passé, force est de constater que la question du génocide arménien est récurrente.

A défaut de l’avoir reconnue, cette question hypothèque toute tentative véritable de paix et de stabilité dans la région du Sud-Caucase, quelles que soient les petites avancées acquises entre la Turquie et l’Arménie ; elle est un objet de méfiance mutuelle entre les deux nations, et constitue donc une menace pour la sécurité régionale.

Le spectre du génocide arménien a également été au cœur du conflit du Nagorno-Karabakh. Faute de pouvoir l’exorciser, craignant un anéantissement total, les Arméniens du Karabakh ont créé une république indépendante. La Turquie, quant à elle, hantée par son passé, est restée sur ses gardes et a proféré des menaces.

L’Arménie et la Turquie demeurent, dans une large mesure, prisonnières de leur histoire. En ce sens, le conflit du Karabakh est devenu le catalyseur de leurs appréhensions mutuelles, trouvant ses origines dans le legs du génocide.

La communauté internationale, et notamment les puissances occidentales, ont bien compris l’importance de la normalisation des relations entre ces deux pays pour la paix et la sécurité régionales, mais elles négligent de prendre en compte l’origine de la suspicion à la base même de leurs relations.

Des gestes symboliques, clairs et forts venant de l’extérieur, et principalement des Etats de l’Union européenne, ne peuvent que contribuer à amener le gouvernement turc à s’acquitter du passé et à rompre avec cette complicité de " crime de silence ", comme l’a si bien qualifié en son temps Pierre Vidal-Naquet.

Toute autre attitude favorise les entreprises de négation de l’existence du génocide des Arméniens et la non reconnaissance officielle s’interprète de facto comme une vérité d’Etat.

Il est illusoire ou hypocrite de croire que la négation ou le silence d’un tel crime peut favoriser un processus de réconciliation, alors que le nommer c’est l’assumer et permettre ainsi de créer les conditions d’un nouveau et vrai dialogue. La France et l’Allemagne n’ont pas agit autrement après la seconde guerre mondiale.

Le Ministre des Affaires Etrangères, Monsieur Védrine, soutient que l’adoption d’une telle loi sert " ceux que tentent le repli sur soi, le nationalisme autoritaire et la répudiation des valeurs de progrès et d’ouverture ". C’est au contraire toutes les valeurs de paix, de démocratie et de tolérance qui se trouveraient ainsi promues en Turquie et cet acte ne pourrait en aucune façon être interprété comme un geste d’hostilité envers la Turquie. La France doit avoir le courage de signifier à l’Etat turc que seule une telle démarche pourra le mettre définitivement sur le chemin de l’Union européenne. Le Parlement européen l’a fait en 1987.

En définitive, ce qui est sollicité de vous, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, c’est cet acte de justice fondamentale qu’est de " dire la vérité ".

Les puissances alliées qui sont sorties victorieuses de la première guerre mondiale ont stigmatisé les responsabilités de l’Etat turc dans ce qu’elles appelaient un " crime contre l’humanité ". La France, à travers ses dirigeants, Anatole France, Aristide Briand, Georges Clémenceau, Raymond Poincaré, s’était alors engagée à rendre justice aux Arméniens. Une real politik de toute autre nature leur fera manquer à leur engagement de 1920, mais la responsabilité morale de la France demeure.

Elie Wiesel a dit qu’" oublier les victimes du génocide c’est les assassiner une seconde fois ". Le Sénat français peut-il refuser le droit à la vérité pour les victimes du premier génocide du XXe siècle, le Sénat français ferait-il le mauvais pari de passer à côté d’une occasion historique ?

Comptant sur votre soutien, nous vous prions de croire, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, en l’expression de notre haute considération

Michel Tubiana
Vice-Président de la LDH

Patrick Baudouin
Président de la FIDH

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