LETTRE OUVERTE CONJOINTE à l’occasion de leur rencontre avec Datuk Seri Abdullah Ahmad BADAWI, Premier Ministre de Malaisie

16/07/2004
Communiqué
en fr

à l’attention de
Jacques CHIRAC, Président de la République Française,
Georges W. BUSH, Président des Etats-Unis d’Amérique,
Tony BLAIR, Premier Ministre du Royaume-Uni

La Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) et son organisation membre en Malaisie, Suara Rakyat Malaysia (SUARAM) expriment leur profonde préoccupation quant à l’évolution récente du respect des droits de l’Homme en Malaisie. Cette évolution démontre le contraste de plus en plus saisissant entre les déclarations des autorités malaisiennes en faveur de la démocratie et la réalité. Nous vous demandons par conséquent de soulever la question du respect des droits de l’Homme lors de votre rencontre à venir avec le Premier ministre malaisien, Datuk Seri Abdullah Ahmad Badawi.

La FIDH et SUARAM sont particulièrement inquiets au regard des sujets suivants :
 la Loi sur la Sécurité Intérieure (LSI) et les abus commis en son nom, renforcés par un contrôle de plus en plus réel des média par les autorités,
 la situation médicale très critique de l’ancien Vice-Premier ministre malaisien M. Anwar Ibrahim, et
 la détérioration de la situation des défenseurs des droits de l’Homme.

Avant tout, la FIDH et SUARAM déplorent les efforts sans relâche du gouvernement malaisien pour faire taire toute forme de critique et d’opposition à l’intérieur du pays.

La répression (qui s’étend non seulement aux partis d’opposition mais également aux mouvements issus de la société civile qui militent en faveur d’un renforcement de la démocratie et du respect des droits de l’Homme dans leur pays) prend deux formes : d’une part, l’utilisation délibérée d’un large arsenal législatif particulièrement draconien - en particulier la Loi sur la sécurité intérieure (dite "ISA") - afin de procéder à l’arrestation de personnes perçues comme menaçant le pouvoir en place ; d’autre part, l’instillation d’un sentiment de peur, à travers divers moyens de pression, d’intimidation et de coercition, conduisant à une auto-censure très étendue. Les autorités mettent en place la stratégie d’un boa constrictor, étouffant progressivement les moindres espaces de critique libre. La perversion d’un tel système est que l’asphyxie n’est jamais soudaine, ni immédiatement visible - son apparente douceur la rend d’autant plus efficace. Les autorités ont créé au fil des années un état d’esprit, prégnant tant dans le domaine politique qu’au sein de la société civile, où les libertés fondamentales sont davantage considérées comme des privilèges que comme des droits, et où les possibilités pour faire valoir les droits de l’Homme sont minces.

Les média sont soumis à un contrôle croissant de la part des autorités, et sont utilisés pour influencer l’opinion publique. La presse est muselée et il lui est impossible de critiquer publiquement le gouvernement malaisien. Tant la presse de langue anglaise que celle en langue malaisienne rapporte sans critique les discours et les politiques du gouvernement, alors que les opposants politiques ne bénéficient que d’une couverture médiatique sélective et limitée. Les sujets considérés comme embarrassants pour le pouvoir ou « préjudiciables aux intérêts nationaux » ne sont pas couverts. Plusieurs publications de périodiques étrangers ont été interdites en Malaisie, dont le Far Eastern Economic Review et The Economist.

Ainsi, en raison de sa libre circulation sur Internet, le journal indépendant Malaysiakini qui restait jusqu’alors exempt de censure par le gouvernement malaisien, a fait l’objet en 2003 d’une enquête policière sur la base de la loi relative à la sédition de 1948 (Sedition Act). Cette loi s’inscrit dans l’arsenal législatif répressif développé par les autorités pour restreindre - au nom de la sécurité nationale - les libertés fondamentales. Les journalistes qui collaborent à ce journal font régulièrement l’objet de menaces et de persécutions.

Sous prétexte d’être nécessaire à la « guerre contre le terrorisme », la Loi sur la sécurité intérieure (loi ISA) est en réalité une arme politique contre toutes formes d’opposition, dont les dispositions font régulièrement l’objet d’abus de pouvoir. Cette loi permet entre autres une forme de détention administrative qui autorise le gouvernement à détenir des individus sans charge et sans poursuite judiciaire, et sans les garanties fondamentales découlant du droit à un procés équitable. Plus de cent personnes sont ainsi détenues sous le régime de cette loi absolument arbitraire. La loi ISA viole les droits des détenus qui n’ont ni droit à un conseil juridique, ni à la visite de leur famille, encore moins à un procès public, et est régulièrement utilisée afin d’empêcher l’exercice des droits d’expression et de manifestation pacifique. Les détenus sont régulièrement soumis à diverses formes de torture (agressions physiques, privation de sommeil, interrogatoires 24h sur 24, menaces à l’encontre de membres de leur famille - dont les enfants des détenus) destinées à leur faire signer de faux aveux écrits. Enfin, les lieux de détention sont souvent tenus secrets.

Plus particulièrement, la FIDH et SUARAM notent avec inquiétude que la Section 18 de la loi ISA est invoquée de plus en plus fréquemment par les services secrets malaisiens afin de transférer les détenus de la prison de Kamunting vers des Police Remand Centers (PRC - centres de détention administrative) afin d’y conduire des interrogatoires, des lavages de cerveau, et procéder à toute forme d’extraction d’informations, selon les caprices et au bon vouloir des services secrets. Bien souvent, le passage par les PRC est utilisé comme une forme de punition à l’encontre des détenus.

Le 11 juin 2004, un jour avant l’expiration de leur délai de détention, 8 détenus sous le régime de la loi ISA ont inhabituellement été transférés de la prison de Kamunting vers un PRC tenu secret. Les PRC sont connus pour les conditions d’existence qu’ils infligent aux détenus. Etant donné le souvenir traumatisant des expériences vécues aux PRC durant les 60 premiers jours de tout détenu sous le régime de la loi ISA, un tel transfert ne peut avoir pour objectif que de terroriser les détenus, qui peuvent s’attendre au pire.

Le 12 juin 2004, l’ensemble des 8 détenus ont appris que leur détention était reconduite pour deux autres années, à effectuer au PRC, au motif qu’ils continuaient de constituer une menace à la sécurité nationale.

Dès le lendemain a débuté un lavage de cerveau destiné à faire avouer d’inexistantes relations avec des organisations terroristes et à étouffer toute volonté de critique du régime. Le 13 juin 2004, les détenus ont été informés par un agent de l’existence et de la structure organisationnelle du Jemaah Islamiyah (JI), de ses relations avec al-Qaeda et des liens existant entre cette organisation et tous les attentats perpétrés en Indonésie. Alors que les détenus n’ont aucune connaissance du JI, ils estiment que cette session était destinée à les convaincre inconsciemment de leur appartenance au JI, ce dont les accuse le gouvernement, et à leur faire avouer cette appartenance.

SUARAM a été informé de la promesse, par le même agent, d’une libération prochaine en échange de la collaboration des détenus pour la collecte d’informations sur les mouvements d’opposition. Promesse accompagnée de menaces. Ainsi, les détenus ont été informés que toute pression sur le gouvernement entraînerait automatiquement une prolongation de leur détention. Le 17 juin, le commandant du programme dit de « réhabilitation » a rappelé aux détenus que la moindre critique publique de leurs conditions de détention, une plainte pour torture ou le lancement d’une grève de la faim compromettrait leurs chances de libération. Il a été interdit aux détenus de rapporter leurs conditions de détention à leur familles, aux ONG, au SUHAKAM (la commission nationale pour les droits de l’Homme), ainsi qu’à leurs avocats.

A l’issue du programme de « réhabilitation », le 17 juin 2004, les détenus ont reçu des chaussures de sports, des raquettes de badmington, des ordinateurs, des ’sarung’, et, de surcroît, 100 MYR (21 euro). Or, la loi interdit aux détenus, quelque soit le lieu de détention, d’être en possession d’argent liquide. En donnant 100 MYR aux détenus, les autorités ont non seulement enfreint leur propre règlement, mais ils ont également tenté de corrompre les détenus afin d’acheter leur silence.

Enfin, cette illustration est à mettre en perspective avec un transfert du même type, survenu quelques mois auparavant, et dont les conséquences sont édifiantes. En effet, 8 détenus avaient, à l’issue d’une grève de la faim d’une durée de 20 jours, du 1er au 19 mars 2004, été transférés de la prison de Kamunting à un PRC de Kuala Lumpur. A leur retour à la prison de Kamunting, les 8 détenus ont écrit à leur avocat afin de renoncer à déposer recours en habeas corpus, alors qu’ils avaient préalablement décidé de demander une telle procédure.

Anwar Ibrahim, ancien Vice-Premier ministre de Malaisie, est prisonnier politique depuis septembre 1999. Tout au long de sa détention, M. Anwar s’est vu systématiquement empêché de bénéficier de soins médicaux nécessaires vu son état de santé, en dépit du fait que ses problèmes médicaux sont en grande partie le résultat des agressions physiques exercées par l’Inspecteur général de police dans sa cellule le soir même de son arrestation.
Son état de santé n’a cessé de se détériorer depuis son arrestation, et a récemment pris une tournure dramatique. Il est désormais impératif qu’il soit opéré dans les plus brefs délais, faute de quoi il risque d’être paralysé à vie. Or, depuis 2001, M. Anwar n’a eu de cesse de demander le droit de se rendre en Allemagne pour y subir une opération de microchirurgie endoscopique. Une telle opération ne peut être réalisée sans risque en Malaisie, et à ces risques médicaux se superposent des craintes légitimes d’interférences politiques s’il devait bénéficier de cette opération dans un hôpital local. La Commission malaisienne des droits de l’Homme, SUHAKAM, a décidé en mai 2001 qu’aucun argument juridique ne saurait s’opposer à la recherche par M. Anwar des soins de son choix, et qu’il devrait être autorisé à être soigné en Allemagne. Cependant, le gouvernement continue d’ignorer cette décision et réaffirme constamment l’impossibilité pour les détenus de rechercher un traitement médical en dehors du territoire national. Le gouvernement malaisien semble déterminer à maintenir le charismatique Anwar Ibrahim hors de la vue du public.
Le 22 juin 2004, la Cour fédérale malaisienne rendra son verdict relatif à l’appel formulé par Anwar Ibrahim contre sa condamnation à 9 ans de prison pour sodomie. Cette audience représente l’ultime opportunité pour redresser cette condamnation infondée. Mais il semblerait que M. Anwar n’a pas pu bénéficier des garanties relatives au droit à un procès équitable, et que les juges ont manifesté à plusieurs reprises leur partialité.

Les défenseurs des droits de l’Homme sont toujours assujettis à diverses formes de répression en Malaisie, en violation totale de la Déclaration de l’Assemblée générale des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’Homme.

Mme Irène Fernandez, Directrice de Tenaganita, une organisation non gouvernementale travaillant avec des femmes migrantes, a été inculpée en 1995 de « publication de fausse information avec des intentions malveillantes », visée à l’article 8A de la loi sur l’imprimerie, les presses et les publications (Printing, Presses and Publications Act), à la suite de la parution d’un rapport intitulé « Mémorandum sur les mauvais traitements, actes de torture et traitement inhumain envers des travailleurs migrants dans les camps de détention ». Ce rapport contenait des allégations de mauvais traitements sur des populations migrantes, fondées sur les interviews de Mme Fernandez avec plus de 300 travailleurs migrants. Le procès de Mme Fernandez a commencé en 1996 et est connu comme le plus long procès de l’histoire de la Malaisie. La Haute Cour n’a toujours pas rendu sa décision dans cette affaire.

Pendant ce temps, Mme Fernandez est privée des garanties afférentes au droit à un procès équitable, et empêchée de poursuivre ses activités pour la promotion des droits de l’Homme. Ainsi, en novembre 2003, sans aucune explication, un tribunal a refusé à Mme Fernandez le droit de se rendre à d’importantes réunions sur les droits de l’Homme et sur le sida se tenant aux États-Unis et au Canada, dont une rencontre avec le haut-commissaire aux droits de l’Homme des Nations unies au Centre Carter.

La FIDH et SUARAM insistent sur la nécessité, de la part des dirigeants occidentaux, d’intimer à la Malaisie de se conformer à ses obligations internationales en matière de droits de l’Homme. Nous espérons que les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni exerceront, en conformité avec leur profond attachement pour la protection et la promotion des droits de l’Homme, les pressions politiques et diplomatiques suffisantes afin que la Malaisie respectent et garantissent les droits de l’Homme et les libertés fondamentales à l’intérieur de ses frontières, en commençant par les sujets soulevés dans la présente lettre.

Sidiki Kaba
Président de la FIDH
Cynthia Gabriel
Directrice exécutive de SUARAM

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