La communauté internationale doit condamner les crimes perpétrés contre ceux qui protestent pacifiquement contre la nouvelle loi discriminante

02/03/2020
Déclaration
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Alors que le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies se réunit à Genève pour discuter de l’évolution des droits humains dans le monde, nous demandons instamment aux États de s’élever contre les graves violations des droits humains commises en Inde à l’encontre des manifestants pacifiques et d’autres civils.

Le droit international des droits humains et la Constitution indienne garantissent le droit à la liberté de réunion pacifique, le droit à la liberté d’expression et le droit à la liberté d’association.

Malheureusement, les personnes qui ont exercé leur droit de réunion pacifique contre l’amendement discriminant de la loi sur la citoyenneté, Citizenship Amendment Act (CAA) et l’introduction d’un registre national, le National Register of Citizens (NRC) depuis décembre 2019 ont été arrêtées et intimidées en vertu de diverses lois répressives. Les dirigeants politiques ont diabolisé les manifestants. Au moins 50 personnes ont été tuées lors des manifestations, dont un enfant de huit ans, et des milliers de personnes ont été arrêtées et détenues.

Le 12 décembre 2019, le CAA a été adopté par le Parlement indien et approuvé par le Président de l’Inde. La loi ouvre la voie à la citoyenneté indienne pour les hindous, les sikhs, les parsis, les chrétiens, les bouddhistes et les jaïns d’Afghanistan, du Bangladesh et du Pakistan, à l’exclusion des musulmans, légitimant ainsi la discrimination fondée sur des motifs religieux. Le Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, le Parlement européen, la Commission américaine sur la liberté religieuse internationale (USCIRF) et plusieurs sénateurs américains ont exprimé de sérieuses inquiétudes concernant le CAA.

Les amendements à la loi sur la citoyenneté permettent également le NRC, le registre national de la population et les Foreigners Tribunals de pousser les minorités - en particulier les musulmans - vers la détention et l’apatridie. A ce jour, plus de 1,9 million de personnes sont exclues du NRC suite à un exercice d’enregistrement qui a eu lieu dans l’Etat d’Assam sur une période de cinq ans.

Utilisation de lois répressives

Les manifestants ont été arrêtés et détenus arbitrairement en vertu de lois répressives, telles que les dispositions relatives à la sédition dans le Code Pénal et la fameuse Unlawful Activities (Prevention) Act (UAPA). En janvier 2020, des accusations de sédition ont été portées contre 3 000 personnes pour avoir protesté contre le CAA dans l’État du Jharkhand. Des cas de sédition ont également été déposés contre un enseignant et la mère d’un élève pour avoir "insulté" le Premier ministre par le biais d’une pièce de théâtre scolaire, avoir porté une pancarte "Cachemire libre" lors d’une manifestation et avoir crié "Pakistan Zindabad" [Vive le Pakistan].

Les tribunaux indiens ont statué que toute forme d’expression doit comporter une incitation à la violence imminente pour qu’elle soit assimilable à une sédition. Mais les accusations de sédition ont été utilisées à plusieurs reprises pour arrêter des journalistes, des militants et des défenseurs des droits de l’homme simplement pour avoir exprimé leurs opinions.
De même, l’UAPA est la principale loi antiterroriste indienne et a été condamnée par divers groupes de défense des droits humains comme étant répressive et contraire aux normes internationales en matière de droits de l’homme. Dans le passé, l’UAPA a été utilisée abusivement par les gouvernements successifs pour cibler les défenseurs des droits humains qui travaillent avec les communautés pauvres et marginalisées et ceux qui critiquent l’inaction ou les excès des gouvernements. L’abus de l’UAPA a continué sous l’administration du Premier ministre Narendra Modi Le 12 décembre 2019, Akhil Gogoi, un militant et dirigeant du Krishak Mukti Sangram Samiti (KMSS), une organisation de défense des droits des paysans basée dans l’État d’Assam, a été arrêté par la police d’Assam sous de différentes sections de l’UAPA.

Usage excessif de la force par les autorités

Dans toute l’Inde, la police a fait un usage excessif de la force pour cibler les manifestants pacifiques. En décembre 2019 à Varanasi, dans la circonscription du Premier ministre Narendra Modi, la police a utilisé sans discernement des armes à feu parmis d’autres armes pour disperser des manifestants pacifiques. Cela a entraîné la mort d’un enfant de huit ans qui a été écrasé à mort le 20 décembre 2019, et a fait plus d’une douzaine de blessés.

La police a également attaqué des étudiants manifestants à l’Université Jamia Millia Islamia et à l’Université Jawaharlal Nehru (JNU) de Delhi, respectivement en décembre 2019 et janvier 2020. Des étudiants ont également été attaqués à l’université musulmane d’Aligarh (AMU) alors qu’ils protestaient contre la CAA en décembre 2019. Les médecins de l’AMU ont déclaré que le 16 décembre 2019, la police a bloqué l’entrée des ambulances à l’université pour soigner les étudiants blessés.

Le 24 février 2020, la Haute Cour d’Allahabad a critiqué le rôle de la police de l’Uttar Pradesh et a déclaré : "Les forces de police devraient être sensibilisées et des modules de formation spéciaux devraient être préparés pour inculquer le professionnalisme au personnel lorsqu’il faut gérer de telles situations". La cour a ordonné au gouvernement de l’Uttar Pradesh de verser des indemnités aux étudiants qui ont été blessés lors des manifestations en raison des brutalités policières.

Toutefois, à ce jour, aucun rapport n’a été déposé contre les policiers pour usage excessif de la force contre les manifestants.

Rhétorique haineuse et violence vigilante

Bien que la police ait adopté une attitude sévère à l’égard des manifestants, certains dirigeants politiques ont incité à la haine et à la violence contre les manifestants.

Des termes comme "anti-nationaux" et "traîtres" ont été utilisés pour encourager la violence contre les manifestants. Le site de protestation, Shaheen Bagh à Delhi, qui est devenu l’épicentre des manifestations anti-CAA dans le pays, a été régulièrement pris pour cible. Les protestations pacifiques à Delhi ont été menées principalement par des femmes et des étudiants musulmans.

En réponse, certains ministres et chefs de gouvernement de l’Union se sont engagés dans une rhétorique violente avec des déclarations telles que "tirez sur les traîtres", "appuyez sur le bouton avec une telle colère que le courant se fait sentir à Shaheen Bagh", "les manifestants vont entrer dans les maisons des citoyens et violer vos sœurs et vos filles et les tuer", "une vengeance sera prise" pour tenter de diviser et de semer la peur. Lors d’un autre incident, le 23 février 2020, Kapil Mishra, un leader du parti Bharatiya Janata au pouvoir, a averti la police des conséquences désastreuses si les manifestants ne quittaient pas un autre site de protestation à Jaffrabad, au nord-est de Delhi, où plus de 500 femmes s’étaient rassemblées pour protester contre le CAA. Peu après son discours, des affrontements ont éclaté dans la région, qui ont entraîné la mort d’au moins 42 personnes, dont un agent de police, et blessé plus de 250 autres.

Cette rhétorique a enhardi les acteurs non étatiques à attaquer les civils. Cependant, pas un seul dirigeant politique n’a été poursuivi pour avoir tenu des discours de haine contre les manifestants. Le 26 février, la Haute Cour de Delhi a ordonné à la police de Delhi d’enregistrer immédiatement un rapport de police contre un certain nombre de dirigeants politiques.

Restriction de la liberté de mouvement et du droit à la liberté de réunion

L’espace pour protester contre le CAA et le NRC s’est également réduit dans toute l’Inde. Des ordonnances en vertu de la section 144 du code de procédure pénale ont été imposées dans de nombreuses parties des États du Karnataka et de l’Uttar Pradesh afin de restreindre les rassemblements de personnes sur les sites de protestation et de limiter leur liberté de mouvement.

Dans l’État de l’Uttar Pradesh, la police a adressé des avis à plus de 3 000 personnes, les avertissant de ne pas participer ou d’inciter d’autres personnes à participer aux manifestations. De telles interdictions de manifester ont également été imposées dans d’autres parties du pays, notamment à Delhi, Mumbai, Pune, Bhubaneswar, Nagpur et Bhopal. En décembre 2019, l’espace pour les manifestations pacifiques à Varanasi a été sévèrement restreint, des policiers menaçant ouvertement les manifestants.

Outre la criminalisation des rassemblements pacifiques, la liberté de réunion a également été restreinte en imposant aux civils la charge de récupérer le coût des dommages causés aux biens publics. En décembre 2019, après que la violence ait éclaté en Uttar Pradesh, le gouvernement de l’État a envoyé des avis visant à récupérer 45 millions INR (628 403 USD) de dommages aux biens publics. Ces avis ont été envoyés sans aucune forme de contrôle judiciaire, soulevant des préoccupations d’arbitraire et de partialité. En outre, exiger des organisateurs de rassemblements qu’ils prennent en charge les frais de nettoyage après un rassemblement public est incompatible avec l’article 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. De tels frais dissuadent ceux qui souhaitent jouir de leur droit à la liberté de réunion.

Coupure d’Internet

Alors que les gens descendaient dans la rue pour protester contre le CAA, les autorités indiennes ont imposé des coupures d’Internet dans tout le pays pour "maintenir l’ordre public". Outre la fermeture des services internet dans 29 districts de l’État d’Uttar Pradesh et dans tout l’État d’Assam, les autorités ont également coupé les services internet dans les districts des États du Bengale occidental, du Rajasthan, du Madhya Pradesh, de Telangana, du Karnataka, de Meghalaya, de l’Arunachal Pradesh et du Manipur. L’Inde est devenue le pays qui compte le plus grand nombre de coupures d’Internet au monde.

Ces coupures ne remplissent pas les critères autorisant la restriction de la liberté d’expression, tels que définis par le droit international des droits humains. Il n’est pas clair selon quels critères les décisions ont été prises de couper l’accès à Internet ou quels mécanismes étaient disponibles pour contester ces décisions, en violation de l’exigence de légalité. Il n’y a pas de causalité établie non plus que les coupures d’Internet empêchent l’escalade de la violence pendant les manifestations, ce qui les rend contraires à l’exigence de nécessité.

Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a condamné sans équivoque "les mesures visant à prévenir ou à interrompre intentionnellement l’accès à l’information en ligne ou sa diffusion, en violation du droit international des droits de l’homme", et a appelé tous les États à "s’abstenir de prendre de telles mesures et à y mettre fin".

Utilisation de la surveillance de masse

La police de Delhi et de l’État de l’Uttar Pradesh a également utilisé la technologie de reconnaissance faciale pour surveiller, identifier et arrêter les manifestants. Actuellement, l’Inde n’a pas de législation sur la protection des données, ce qui entraîne un manque de surveillance et de réglementation de cette technologie. L’absence d’un cadre juridique réglementant spécifiquement la technologie de reconnaissance faciale rend l’utilisation de cet outil susceptible d’abus. En outre, l’utilisation de la technologie de reconnaissance faciale à des fins répressives soulève des inquiétudes quant à la surveillance aveugle de masse, qui n’est jamais une interférence autorisée avec les droits à la vie privée, à la liberté d’expression, à la liberté d’association et de réunion pacifique.

Dans ce contexte, nous demandons instamment à la communauté internationale, et en particulier aux États membres du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, de demander des comptes au gouvernement indien en appelant les autorités indiennes à

1. Dénoncer immédiatement les violences perpétrées par l’État et les groupes d’autodéfense contre les manifestants pacifiques.
2. Abandonner toutes les accusations portées contre des manifestants pacifiques.
3. Veiller à ce que les personnes détenues et arrêtées soient traitées conformément aux normes et au droit international en matière de droits de l’homme.
4. Prendre les mesures nécessaires pour mettre en place une enquête totalement indépendante sur les rapports faisant état d’un usage excessif de la force par les forces de l’ordre à l’égard des manifestants et de la violence des groupes d’autodéfense. Les conclusions de cette enquête devraient être rendues publiques et les auteurs de ces actes devraient être poursuivis sans délai excessif.
5. Veiller à ce que les dirigeants politiques élus et les fonctionnaires qui ont incité à la violence et encouragé la haine entre les communautés soient tenus pour responsables.

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