Lettre ouverte à la France à propos de la loi sur les ONG au Cambodge

14/10/2011
Communiqué

A Paris, le 14 octobre 2011

Lettre ouverte à :

Monsieur Nicolas Sarkozy
Président de la République française
Palais de l’Elysée

Monsieur Alain Juppé
Ministre des Affaires Etrangères et européennes
Ministère des Affaires Etrangères et européennes

Re : loi sur les ONG/associations au Cambodge

Monsieur le Président de la République, Monsieur le Ministre,
Nous vous adressons cette lettre, car en ce 20ème anniversaire des accords de Paris sur le Cambodge, il est important que la France, qui fut, avec l’Indonésie coprésidente de la Conférence de Paris, prenne conscience que l’héritage de soulagement, de joie et d’espoir légué par l’action de l’APRONUC et l’organisation d’élections libres en 1993, est aujourd’hui sur le point d’être dilapidé.
Il est un fait que les assassinats politiques se font aujourd’hui plus rares – le dernier journaliste tué par balle en pleine rue et en plein jour, a été abattu en même temps que son fils le 12 juillet 2008. L’enquête pour en déterminer les coupables n’a pas abouti. Il n’en reste pas moins vrai que, depuis 2009, les critiques démocratiques sont systématiquement mises sous le boisseau et leurs auteurs traînés en justice, accusés de diffamation et de désinformation par des militaires ou des fonctionnaires civils.
Dans le même temps, le gouvernement a réduit l’espace démocratique, la liberté d’expression et de rassemblement et a augmenté ses harcèlements contre les associations impliquées dans l’amélioration des salaires et des conditions de travail, dans la protection de l’environnement, la solution équitable des conflits fonciers, et la transparence de l’action des pouvoirs publics.
Aujourd’hui, le Gouvernement Royal prépare une loi, sur le point d’être transmise à l’Assemblée Nationale, où les débats ne sont que formels, visant à encadrer strictement la très dynamique société civile (ONG/Associations, réseaux associatifs).
L’opposition étant systématiquement menacée par les tribunaux, et son chef de file, rescapé de plusieurs attentats directs, étant aujourd’hui condamné à 14 années de prison et contraint à l’exil, l’application de la loi reviendrait à éteindre les dernières voix encore indépendantes du pays.
Le schéma de cette nouvelle arme législative destinée à faire taire la société civile investie dans l’aide aux plus démunis, l’assistance humanitaire, les études d’impact, la documentation des abus ou l’assistance légale est simple et efficace.
L’enregistrement étant désormais rendu obligatoire, y compris pour les petites communautés informelles et spontanées du tissu associatif, en contradiction flagrante avec la liberté d’association, le projet de loi le complique par une série de procédures administratives pour l’enregistrement et le fonctionnement, à ce point contraignantes qu’elles seront hors de portée des petites organisations.
Quant aux autres ONG et associations nationales et internationales, elles seront placées sous la menace des décisions arbitraires d’interdiction, s’appuyant sur la nécessité de protéger l’ordre public, la santé ou les droits légitimes des autres parties prenantes des conflits sociaux, avec comme seul recours une action en justice, dont les tribunaux et les juges sont étroitement contrôlés par le pouvoir.
Récemment, préfigurant son attitude future si la loi était adoptée, le Gouvernement Royal du Cambodge a, pour un motif administratif futile, et sans aucune base légale, suspendu pour cinq mois une ONG khmère impliquée dans l’étude de l’impact des projets de développement sur les populations, notamment celles déplacées et mal indemnisées.
Elle avait notamment réalisé deux enquêtes sur les déplacements de populations liés à la réhabilitation du réseau ferré financée par l’Australie et la Banque Asiatique de Développement et les évictions forcées autour du lac Boeung Kak, par la société Shukaku Inc., dont le président est le sénateur Lao Meng Khim, proche du Premier Ministre Hun Sen.
Le 8 août, la Banque Mondiale, impliquée dans le financement de la réforme foncière, et qui depuis plusieurs mois avait admis qu’elle avait négligé de protéger les populations déplacées, annonçait qu’elle suspendait tous les paiements pour d’autres projets au Cambodge tant que les résidents autour du lac Boeung Kak n’auraient pas été correctement indemnisés.
Le 13 août, l’ONG était publiquement accusée « d’inciter » les populations à s’opposer au développement des projets par le Ministère de l’Intérieur, qui laissait planer la menace de poursuites judiciaires pour « incitation ».
Ce cas concret fournit une indication claire sur la manière dont le GRC a l’intention d’utiliser la nouvelle loi pour faire obstacle à l’action associative et châtier les ONG qui critiquent le gouvernement en mettant le doigt sur les abus d’un développement inégal, ainsi que sur l’arbitraire de décisions administratives univoques.
Si elle était promulguée, la loi, qui viole la constitution du Royaume et le pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par le GRC en 1992, serait une sérieuse menace contre la liberté d’association et d’expression d’une société civile active et entreprenante, qui reste un des héritages les plus pérennes des accords de Paris.
Elle empêchera les ONG et les associations de peser pour limiter abus et injustices de toutes sortes et de militer pour plus de transparence et de responsabilité des agents de l’état, conditions d’un développement équilibré, profitant à toutes les couches de la population.
Une preuve supplémentaire des intentions néfastes et biaisées de la loi réside dans le fait que le nouveau code civil qui prendra effet le 1er décembre 2011, fournit déjà un cadre juridique détaillé, règlementant l’enregistrement et le travail des organisations à but non lucratif, précisant notamment les conditions administratives de leur fonctionnement, sous couvert de protocoles d’accord avec les ministères concernés, et clarifiant même les circonstances dans lesquelles elles pourraient être suspendues ou interdites.
Face à ces dérives, et alors que les accords de Paris signés le 23 octobre 1991 attribuaient un rôle de vigilance (Troisième partie, art 5), aux deux coprésidents de la Conférence de Paris en cas de violation de ses dispositions, notamment celles relatives aux droits et aux libertés fondamentales (troisième partie, art 3), la France ne peut pas rester inactive.
C’est pourquoi, alors que le temps est désormais compté puisque, sous peu, le GRC adressera le projet de loi à l’Assemblée Nationale, où il sera adopté sans coup férir, nous vous demandons instamment :
D’exercer une pression sur le Gouvernement Royal du Cambodge (GRC) non pas pour qu’il amende sa loi, mais pour qu’il y renonce - ceci pour tenir compte de l’actuelle situation politique du Royaume, marquée à la fois par la corruption de l’appareil judiciaire contrôlé par l’exécutif et par le délabrement de l’état de droit qui autorise toutes les manipulations des lois par le gouvernement, dont la tendance à monopoliser tous les pouvoirs, ne rencontre plus aucun frein ;
De faire savoir au GRC que l’adoption de la loi entraînera non seulement une remise en question de l’aide bilatérale, mais également une action de la France en direction de l’Union Européenne et des agences d’aide internationale de l’ONU, y compris des agences financières internationales, pour leur demander de réévaluer leur aide, notamment celle concernant les projets où le GRC est impliqué.
En vous remerciant de l’attention que vous voudrez bien accorder à cette lettre, nous vous prions, Monsieur le Président de la République, Monsieur le Ministre, de bien vouloir agréer l’expression de notre très haute et très respectueuse considération.

Souhayr Belhassen
Présidente, Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH)

Benjamin Ismaïl
Responsable du bureau Asie-Pacifique, Reporters Sans Frontières (RSF)

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