Rahnavard Zaryab : « Ici, nous ne sommes pas libres de penser »

06/02/2014
Communiqué

Entretien avec Rahnavard Zaryab

Homme érudit et influent, Rahnavard Zaryab est un écrivain afghan de renom. Il a été emprisonné pendant la période Taraki en 1978-1979. Ses travaux l’ont amené à être très souvent en contact avec les pays démocratiques et il est devenu le chantre de la liberté démocratique et idéologique en Afghanistan. Il a obtenu une maîtrise de journalisme en Grande-Bretagne et a vécu en exil en France au temps des talibans. Rédacteur en chef de plusieurs organes de presse, il a également présidé l’Union des écrivains (The Union of Writers) à la fin des années 1980.

Photo : Rashed Rahmani / Matthieu Hackière

Vos droits ont-ils été bafoués et, si c’est le cas, quelle en a été l’influence sur votre vie ?

Mon expérience personnelle est inextricablement liée aux violations que nous avons subies collectivement en tant que société. A mon avis, les pires violations contre les droits humains ont été commises pendant la période Taraki. C’est à cette époque que s’est produit l’événement le plus notoire de ma vie, j’ai été emprisonné. Personne ne m’a dit pourquoi j’avais été mis en prison et je n’en ai jamais connu la raison. Une autre période d’importantes violations fut celle des Moudjahidines où les droits humains étaient bafoués dans l’ensemble du pays et en particulier à Kaboul.

Quelles sont les plus grandes avancées qu’a connu l’Afghanistan ?

Au cours des 10 à 12 dernières années, nous avons commencé à bénéficier d’une certaine libéralisation politique en Afghanistan. Nous sommes maintenant libres de critiquer le gouvernement et de contester le pouvoir en place. Cependant, il n’y a toujours pas de liberté idéologique dans notre pays. Nous ne pouvons pas ouvertement débattre de questions relevant de l’idéologie, c’est la raison pour laquelle un aussi grand nombre d’écrivains a du quitter le pays, pour fuir l’oppression des chefs religieux. Nous ne sommes pas libres de penser ici, en Afghanistan, nos écrivains ont été obligés de fuir pour trouver cette liberté.

Quelle est votre plus grande crainte aujourd’hui ?

Je crois que nous sommes actuellement dans une situation de crise et je crains qu’elle se poursuive. Nous n’avons aucune liberté idéologique. Aucune contrainte ne limite les pouvoirs des acteurs économiques. Je crains aussi le retour à la période d’obscurantisme des talibans. Contrairement à bien d’autres cependant, je ne crois pas que ces derniers puissent revenir dans les mêmes conditions car, à mon avis, les changements survenus sont trop importants pour permettre leur retour comme si rien ne s’était passé. Les talibans ne sauraient plus être accueillis dans la liesse comme ils l’ont été au temps des Moudjahidines. Malgré tous ses malheurs et ses immenses difficultés, la population est plus satisfaite de son sort aujourd’hui que par le passé.

Quels sont les trois plus grands défis auxquels l’Afghanistan est confronté ?

L’Afghanistan doit faire face à de nombreux défis. Notre société est en état de transition, passant d’une structure économique, sociale et politique à une autre. Nous avons perdu nos anciennes institutions et les valeurs d’antan, alors que les valeurs et les institutions de la nouvelle société n’ont pas encore pris forme ou n’ont pas été mises en place.

L’Afghanistan d’aujourd’hui permettra-t-il un retour en arrière, comme fermer les écoles de filles et interdire aux femmes toute participation à la vie sociale ?

Je crois que certaines tendances favorables aux talibans existent au sein du gouvernement en place depuis 12 ans en Afghanistan. Il en découle une influence certaine sur les changements politiques et sociaux survenus entre 2002 et 2013 qui confortent l’idéologie des talibans. Par exemple, les femmes bénéficiaient d’un plus grand nombre de libertés sociales en Afghanistan en 2003 qu’aujourd’hui, elles pouvaient alors mieux tirer parti des possibilités qui leur étaient offertes pour faire valoir leurs droits.

Nous avons été témoins d’un processus qui, d’une certaine façon, est un processus de régression. Les femmes sont plus réservées, elles ont été forcées à la soumission et à l’obéissance. Elles sont moins disposées à se battre pour faire reconnaître leurs droits fondamentaux. Les alliés des talibans au sein de l’équipe au pouvoir ont gagné en puissance, tandis que les forces démocratiques et modérées se sont affaiblies. Il nous faut donc attendre et voir ce que va faire le prochain gouvernement. S’il imite le précédent et suit le modèle et les politiques de M. Karzai, la situation de crise actuelle se perpétuera et les alliés des talibans gagneront encore en puissance et en influence sur le système. Il se peut aussi qu’un renversement se produise à l’encontre des tendances favorables aux talibans. Un tel renversement serait extrêmement bienvenu.

Quels sont les facteurs qui s’opposent à ce que les femmes participent à la vie sociale, économique, politique et culturelle du pays ?

Le plus important tient à cette idéologie diffusée par les talibans qui continue à être prônée par certains au sein du gouvernement et qui se répand dans la société. Les femmes sont devenues plus conservatrices. Elles ne se considèrent plus comme représentant une force active de la société, ni ne pensent avoir leur place et un rôle à jouer dans la société civile pour infléchir le cours des événements. Cette idéologie nocive, diffusée par les talibans, a incité les femmes à se soumettre et à obéir contre leur volonté.

Quelles sont les plus grandes revendications des femmes ?

Pendant la dernière décennie, le gouvernement aurait dû accorder davantage d’importance à l’éducation des femmes en tant que citoyennes pour leur faire mieux connaître leurs droits. Malheureusement, cela n’a pas été fait. Il s’ensuit que les femmes ne sont représentées que par un petit groupe d’entre elles dans l’arène sociale. Il ne faut pas oublier non plus l’idée, présente même chez les femmes les plus progressistes en Afghanistan, selon laquelle l’Islam leur accorde déjà des libertés suffisantes et qu’elles ne doivent vouloir ni ne méritent davantage. Ce mode de pensée est une forme de régression et de retour en arrière, et témoigne de l’influence sous-jacente persistante de la mentalité des talibans sur la perception que les femmes ont d’elles-mêmes ainsi que sur leurs droits et prérogatives.

Quelles sont les ressources et institutions existantes qui sont à l’écoute des demandes des femmes et les aident à promouvoir leurs droits ?

Il y avait une institution dans les années 1960, la WDO (Women’s Democratic Organisation), Organisation Démocratique des Femmes, qui ne recevait aucun soutien financier de pays étrangers. Les membres de cette organisation étaient extrêmement lucides et consciencieux. Ces personnes avaient des convictions et, solidaires, se battaient avec énergie et efficacité. Bien que de nombreuses organisations s’efforcent aujourd’hui de promouvoir les droits des femmes, je n’en connais aucune qui soit aussi efficace que le fut la WDO.

Dans votre vie personnelle et professionnelle, qu’avez-vous fait pour combattre tout ce à quoi les femmes font face en Afghanistan, y compris la discrimination ?

À travers mon métier d’écrivain, j’ai eu la possibilité d’observer et d’analyser les modes de gouvernement et les conditions sociétales de nombreux pays démocratiques, et faire la comparaison avec ce qui se passe en Afghanistan. C’est un exercice bien décevant que celui qui consiste à comparer l’Afghanistan avec des pays comme la France, la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande et autres démocraties. La plus grande différence est l’absence de liberté idéologique ici, en Afghanistan. Sans cette liberté, aucun combat ne peut être engagé. Quiconque est privé de liberté idéologique ressemble à quelqu’un à qui on aurait coupé la langue, il ne peut rien faire. Le travail de l’écrivain et, à vrai dire, de toute œuvre de création, est une quête intellectuelle. Il nécessite un environnement de liberté et, surtout, la liberté de pensée. Si vous êtes privé de ces bienfaits, vous aurez du mal à être créatif et, même si vous y parvenez, vous serez confronté à d’énormes difficultés pour faire connaître votre œuvre et atteindre votre public. Le message que vous pourrez transmettre dans ces conditions n’aura qu’une diffusion limitée et n’aura que peu d’impact.

Il convient aussi de garder présente à l’esprit la réalité de l’Afghanistan actuel et de sa société qui est attirée par des choses très divergentes les unes des autres. Les médias ont une immense influence sur nos jeunes gens qu’ils empoisonnent en diffusant des modes de pensée populistes, capitalistes et néo-libéraux. La pression qu’exercent les médias est aussi forte que celle des cercles de talibans : les médias et les politiques régressives des talibans sont, chacune à égalité, des forces destructrices pour notre société.

Comme la plupart de mes contemporains, je n’ai rien fait dans ma sphère privée pour surmonter les obstacles d’ordre social. Dans ce pays, la sphère privée n’est jamais l’objet de discussions, elle est considérée comme tabou.

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