Humaira Qaderi : "Quand vas-tu t’immoler par le feu ?"

06/02/2014
Communiqué

Entretien avec Dr Humaira Qaderi

Humaira Qaderi est écrivain et milite pour les droits des femmes. Elle était adolescente à l’époque du régime des talibans et durant toutes ces années où il avait été interdit aux filles d’aller à l’école et où toutes les bibliothèques avaient été fermées. Qaderi lisait tout ce qu’elle trouvait et suivait des cours clandestins de lecture et d’écriture pour les femmes, malgré les risques importants auxquels elle s’exposait et exposait sa famille. Aujourd’hui, écrivain et militante, Qaderi est aussi professeur d’université et conseillère principale au ministère du Travail et des Affaires sociales.

Photo : Mani Meshkinghalam / Matthieu Hackière

Vos droits ont-ils jamais été bafoués ?


À l’époque des talibans, la Société Herat des professeurs de théorie littéraire (Herat Society of Teachers for Literary Theory), cercle littéraire exclusivement composé d’hommes, entendit dire que j’étais écrivain et décida de consacrer l’une de ses réunions à une séance de lecture de mes nouvelles. En tant que femme, je ne pouvais y assister et encore moins présenter mes écrits, de sorte que l’un des hommes, membre du cercle littéraire, en fit la lecture à ma place. À la suite, un recueil de mes nouvelles fut édité, le premier du genre écrit par une femme à être publié sous le régime des talibans. Je n’oublierai jamais combien mon père avait été tendu et inquiet ce jour-là, et combien il avait peur aussi. Il essaya d’acheter tous les journaux disponibles en ville pour que personne ne sache que j’existais, afin de nous préserver du danger que nous courions, ma famille et moi.

Quels progrès constatez-vous en Afghanistan ?


Il est à présent possible de changer la mentalité des hommes en Afghanistan. Pour moi, le changement le plus important depuis le régime des talibans consiste à avoir pris conscience de mes capacités et comprendre comment je peux agir. Je suis différente désormais et je peux assumer avec plus de force mon combat contre la discrimination dont les femmes sont victimes. Les femmes sont maintenant plus fortes et leur volonté force les hommes à s’éloigner de la mentalité héritée des talibans. Aucune communauté ni aucune femme en Afghanistan ne tolérerait à nouveau un régime comme celui imposé par les talibans.

Quels sont les changements les plus notables depuis la fin du régime des talibans ?

J’appelle la période que nous vivons actuellement « le temps de la prise de conscience ». De nouvelles perspectives sont apparues en Afghanistan et la prise de conscience est au cœur de ces changements. Cette prise de conscience est palpable dans tout le pays, des grandes villes aux petits villages qui étaient jadis dominés par les talibans. Les habitants de ces villes et de ces villages veulent désormais que leurs enfants aillent à l’école, ce qui était impossible sous le régime des talibans.

Quelle est votre plus grande crainte ?

Ce que je redoute par-dessus tout est que, Dieu nous en préserve, certains partis politiques nouent des alliances avec les talibans et les fassent revenir dans l’arène politique. Ce sont là les jeux de la politique et du pouvoir, et ce sont des jeux extrêmement dangereux.

Quels sont les plus grands défis auxquels l’Afghanistan est confronté ?


La réussite de la nouvelle période de gouvernance en Afghanistan repose essentiellement sur la participation active et consciente des femmes à tous les processus sociaux. Cette participation a toujours représenté l’un des plus grands enjeux de l’histoire de notre pays.

La division ethnique est l’un des autres défis que doit relever l’Afghanistan. Plutôt que de veiller à développer un sens de citoyenneté afghane et construire une nation, l’accent a toujours été mis sur l’appartenance ethnique et tribal. Nous faisons aussi face à un défi d’ordre économique. L’Afghanistan n’est toujours pas un système économique indépendant et effectif.

Est-il possible que les filles soient de nouveau bannies de l’école et les femmes exclues de toute participation à la vie sociale ? 


Je crains que les jeux politiques malsains conduisent à un retour en arrière. L’exclusion des femmes ne serait peut-être pas aussi radicale et absolue qu’elle le fut par le passé, mais ce risque de résurgence existe, particulièrement dans les régions favorables aux talibans. Mais les jeunes filles, telles que je les connais aujourd’hui, résisteront et s’opposeront au retour de ces modes de pensée archaïques.

Quels sont les facteurs qui constituent des obstacles à la participation des femmes à la vie sociale, économique, politique et culturelle ? 


Le facteur majeur qui s’impose est celui du poids de la tradition. C’est dans la tradition que se retrouvent ceux qui veulent perpétuer les pratiques oppressives envers les femmes dans la structure socio-politique de l’Afghanistan.

Un autre obstacle de taille est celui de la dépendance économique des femmes afghanes qui les oblige à vivre dans des conditions extrêmement dures et les expose à des crimes ignobles.

Une interprétation erronée de la religion et des pratiques religieuses arbitraires constituent des obstacles supplémentaires à une participation des femmes à la vie de la société. L’absence de chefs religieux réformistes a permis à certains groupes de monopoliser la religion en Afghanistan.

Quelles sont les demandes des femmes en Afghanistan ?


Les interprétations qui sont faites de l’Islam sont à dominante masculine et doivent être repensées. Notre modèle économique doit être restructuré et révisé afin que le travail des femmes soit pleinement reconnu et pris en compte. De plus, les structures sociales, politiques, économiques et culturelles de l’Afghanistan, dominées par les hommes et uniquement orientées vers eux, doivent être transformées en structures basées sur le mérite, garantissant ainsi aux femmes leurs droits à la justice, à la sécurité de leur personne et leur droit au travail.

Sur quelles forces sociales les femmes peuvent-elles compter ?

Je ne peux compter que sur mes propres capacités et compétences. Il n’existe aucune institution ni structure offrant soutien et protection.

Comment avez-vous surmonté les obstacles ?

Au cours des quinze années écoulées, j’ai exercé mon métier d’écrivain en portant toujours mon regard sur les femmes. Tout ce que j’ai écrit est un combat pour l’égalité. J’ai eu des raisons de me rebeller, pour l’égalité et contre la domination.
Enfin, est-il un message que vous souhaitiez transmettre au monde et faire partager ? 

Sous le règne des talibans, j’avais deux amies très proches, Lida et Shakiba. Lida aurait pu devenir une grande poétesse mais elle n’a pas supporté les inégalités de notre société. Elle s’est tuée en s’immolant par le feu. Shakiba a fait la même chose. Nombreux ont été ceux qui s’attendaient à ce que je m’immole aussi par le feu, moi, le troisième sommet de ce triangle. Je me souviens que mon petit frère m’a même demandé une fois, « Quand vas-tu t’immoler par le feu ? ». Perdre mes amies a été douloureux, mais j’en ai retenu une leçon qui m’a rendue plus forte. 


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