Disparitions endémiques de femmes et de filles au Mexique : une nouvelle alerte est lancée aux Nations unies

13/06/2025
Dossier
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Eyepix / NurPhoto / NurPhoto via AFP
  • La 91e session du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (acronyme en anglais Cedaw) se tient du 16 juin au 4 juillet 2025.
  • La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Litigos Estratégicos en Derechos Humanos A.C. (Idheas), et Equipo Mexicano de Antropología Forensica (Emaf) y participent pour alerter sur la gravité du phénomène des disparitions de femmes et de filles au Mexique.
  • Les trois organisations appellent le Cedaw à faire pression sur l’État du Mexique afin qu’il mette en œuvre sans délai des mesures efficaces de prévention et de répression des violences basées sur le genre, dont les disparitions et la traite de femmes et de filles.

Mexico, Paris, 13 juin 2025. Au Mexique, les disparitions de femmes et de filles constituent une réalité dévastatrice et, hélas, de plus en plus courante, comme l’illustre le cas d’Isabel, [1]une femme de 31 ans venant d’Acapulco (Guerrero), disparue sans laisse de trace en novembre 2019. Bien que sa famille ait immédiatement informé la police, les enquêteur·ices lui ont annoncé qu’elle devait attendre 72 heures avant de pouvoir déposer une plainte officielle, alors qu’une réaction rapide est cruciale dans ces situations. Non seulement l’ouverture de l’enquête a été retardée, mais les enquêteur·ices se sont adressé·es à la famille en termes insultants, stigmatisants et discriminatoires. Ils·elles ont laissé entendre qu’il pouvait s’agir d’une fugue amoureuse, voire que la jeune femme était peut-être impliquée dans des activités illégales en lien avec la criminalité organisée. Peu de temps après l’enregistrement officiel de la disparition, la mère de la victime a reçu le premier d’une longue série d’appels anonymes menaçants. À ce jour, la famille n’a bénéficié d’aucun soutien psychologique, financier ou juridique. Loin d’être une exception, ce cas illustre au contraire la banalisation des disparitions de femmes et de filles au Mexique, tandis que les autorités semblent indifférentes à ce phénomène désormais systémique.

Comme le soulignent la FIDH, Idheas et Emaf dans leur note technique du 26 mars 2025, les disparitions de femmes et de filles au Mexique ne constituent pas des incidents isolés. Elles se produisent sur l’ensemble du territoire national, et affectent particulièrement l’État de Guerrero, où la criminalité organisée est très présente, et l’État de Mexico, carrefour stratégique de la traite des êtres humains.

Les chiffres officiels confirment la gravité de la crise : sur les 128 426 personnes portées disparues au Mexique entre 1952 et le 12 mai 2025, 29 569 sont des femmes, soit 23 % des disparitions totales. Ces dernières années, l’augmentation brutale du nombre de femmes et filles disparues est particulièrement alarmante : pour la seule année 2024, 3 601 femmes ont été portées disparues ou non localisées sur le territoire national, soit une augmentation de plus de 40 % par rapport à l’année précédente.

Un phénomène de grande ampleur, enraciné dans une culture patriarcale et entretenu par l’impunité

As revealed in the report « Qui nous recherche ? Qui se soucie de nous ?  », publié en novembre 2024 à propos de l’État de Mexico, les disparitions de femmes et de filles sont souvent liées à des réseaux de traite des femmes en vue de leur exploitation sexuelle. Dans de nombreux cas, les femmes ne sont pas enlevées par la force, mais recrutées par le biais d’applications et de réseaux sociaux, en utilisant des techniques de manipulation affective qui éloignent progressivement les victimes de leur famille et de leur environnement social. Les réseaux de crime organisé ciblent souvent des femmes en situation de marginalisation, de ce fait plus susceptibles de tomber dans le piège. Toutefois, les autorités mexicaines continuent de considérer ces disparitions comme des « absences volontaires », malgré les preuves de coercition et d’altération du jugement. En général, elles classent les affaires prématurément sans avoir mené d’enquête approfondie, et sans adopter une démarche basée sur le genre.

Cette inertie est à resituer dans le contexte plus général d’une culture patriarcale et sexiste, dans laquelle la violence est généralement considérée comme une « affaire privée  ». Dès 2018, le Cedaw exhortait le Mexique à surmonter les stéréotypes de genre et à adopter une stratégie globale de prévention. [2]. Cependant, à ce jour, les mesures mises en œuvre à l’échelle nationale restent insuffisantes, ce qui entrave une compréhension adéquate du problème et encourage l’impunité, permettant aux responsables des disparitions et de la traite d’échapper dans une large mesure aux conséquences de leurs agissements, perpétuant ainsi un cycle de violence structurelle.

Des violations persistantes du Cedaw en raison de l’absence d’une stratégie globale et efficace de la part du Mexique

La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (ci-après dénommée « la Convention » ou « la Convention Cedaw ») est un instrument de référence universel sur les droits des femmes. Elle a été adoptée en 1979 par l’Assemblée générale des Nations unies. Le Mexique, qui l’a ratifiée en 1981, compte au nombre des 189 États Parties à la Convention. Depuis, il s’est engagé officiellement à adopter toutes les mesures nécessaires à l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’encontre des femmes dans tous les domaines, notamment politique, économique, social, culturel et civique.

Afin de permettre une évaluation de la mise en œuvre de la Convention à l’échelle nationale, il est demandé aux États parties de soumettre un rapport quadriennal au comité. Ce rapport doit exposer toutes les mesures que l’État a « adoptées pour donner effet aux dispositions de la Convention  ». Après examen du rapport, le comité dresse une liste de questions concernant les points problématiques, puis adresse des recommandations à l’État concerné. Pour ce faire, les membres du comité tiennent compte en outre de rapports alternatifs élaborés par des organisations non gouvernementales, qui fournissent une évaluation indépendante de la situation des droits des femmes dans le pays.

Dans ce cadre, la FIDH, IDHEAS et EMAF ont soumis un rapport alternatif en 2023. Ce document souligne la gravité du phénomène de disparitions de femmes et de filles dans l’État du Guerrero, et insiste sur la nécessité pressante de porter le problème devant le Comité. L’alerte a été entendue par le Comité, lequel a demandé au Mexique d’exposer dans le détail les mesures adoptées pour prévenir de toute urgence les morts violentes, les féminicides et les disparitions, en particulier dans les États de Mexico, de Tamaulipas, de Jalisco et de Guerrero. [3]

En réaction, le Mexique, dans son dixième rapport périodique à la Cedaw, a indiqué une liste des mesures mises en œuvre. [4]. Il mentionne par exemple la création de centres de formation dédiés aux divers protocoles concernant les personnes portées disparues et aux principaux instruments internationaux. Ces centres visent à sensibiliser au problème des disparitions, tout en promouvant l’adoption d’une perspective de genre au cours des enquêtes. Le rapport explique en outre que la Comisión Nacional de Busqueda a élaboré une stratégie globale pour localiser les personnes disparues, soutenir les familles, et coordonner les enquêtes grâce à un registre national contrôlé et relié aux commissions et aux parquets locaux. En outre, le Mexique signale l’existence d’un protocole de recherche normalisé qui assure une coordination institutionnelle, ainsi que l’adoption en mai 2023 d’une stratégie nationale de recherche à grande échelle, appuyée par les trois niveaux de gouvernement, dans le but de renforcer la collaboration entre institutions.

Des mesures insuffisantes face à l’ampleur du phénomène

Toutefois, les informations recueillies par nos organisations montrent que ces actions sont insuffisantes au regard de l’ampleur et de la complexité du phénomène. En conséquence, la FIDH, Idheas et Emaf ont soumis un nouveau rapport alternatif au Comité CEDAW, qui analyse en détail les nombreuses violations de la Cedaw imputables aux autorités mexicaines, notamment au titre des Articles 1, 2, 5, 6, et 15, et des Recommandations générales 19, 28, 33, et 35 du Comité.

Ce rapport souligne des obstacles systémiques dans l’accès à la justice : non-reconnaissance du statut de victime en l’absence de violence physique ; pratiques discriminatoires lors du dépôt de plainte ; absence de coordination institutionnelle au cours des enquêtes, en particulier lorsqu’il existe des présomptions de traite ; enfin, absence d’enquêtes holistiques et multidisciplinaires reposant sur une démarche différenciée et basée sur le genre. Les informations recueillies par nos organisations révèlent également la collusion de la police locale ou des responsables locaux·ales, lesquels sont parfois directement impliqués dans les réseaux criminels et l’entrave à la justice. À ce sujet, le Cedaw a récemment reconnu la responsabilité internationale du Mexique dans une affaire de disparition d’une jeune femme avec la complicité présumée de fonctionnaires. [5].

En outre, alors qu’en 2018 le Cedaw recommandait au Mexique « d’enquêter sur les auteur·ices de violences basées sur le genre, de les poursuivre et de les punir comme il se doit  », l’impunité reste la norme. [6] En 2021, seuls 2 % à 6 % des affaires de disparitions sur le territoire national ont fait l’objet de poursuites judiciaires, et en 2023, dans certains États, dont le Guerrero, aucune condamnation n’a été prononcée suite à la disparition d’une femme.

Considérant l’ampleur du phénomène et l’insuffisance des réactions gouvernementales, la FIDH, Idheas et Emaf demandent au Cedaw de formuler des recommandations fermes et précises. Le Comité doit exiger la mise en œuvre d’urgence de mesures efficaces et coordonnées pour prévenir et réprimer les violences basées sur genre, qui mettent l’accent spécifiquement sur les disparitions et la traite des femmes et des filles. En outre, il est indispensable de promouvoir des stratégies à long terme visant à transformer les structures qui perpétuent une culture patriarcale et sexiste dans le pays.

Les trois organisations signataires seront présentes à la 91e session du Comité CEDAW, avec le soutien du programme Feminist Opportunities Now (FON). Elles interviendront à plusieurs occasions pour présenter leurs recommandations, et souligner l’absence de réponse institutionnelle effective de la part des autorités mexicaines.

Les femmes et les filles ont le droit de vivre sans violence et en sécurité au Mexique. Face à la gravité et à la persistance de ce phénomène, il est essentiel que les autorités déploient une action efficace et coordonnée. Isabel et les milliers d’autres victimes doivent être retrouvées, afin d’assurer justice, vérité et réparation, et éviter que cela se répète.

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