Lettre ouverte à Gustavo Gallón, l’Expert indépendant sur la situation des droits humains en Haïti

09/02/2016
Lettre ouverte
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Monsieur l’Expert indépendant,

La FIDH a effectué une mission en Haïti du 23 au 30 janvier 2016 aux côtés de ses organisations membres, le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) et le Centre Oecuménique des Droits Humains (CEDH). Cette mission répondait au double objectif de suivre l’actualité politique pour formuler des recommandations en vue d’une sortie de crise et de mettre en place un programme d’activité en soutien à la société civile haïtienne sur la lutte contre l’impunité pour les crimes les plus graves et le devoir de mémoire.

Considérant votre visite en Haïti du 21 février au 1er mars 2016, et en vue de votre prochain rapport au Conseil des droits de l’Homme, qui doit être présenté lors de sa 31ème session (mars 2016), la FIDH et ses organisations membres souhaitent vous faire part de leurs préoccupations et recommandations sur la situation des droits humains dans le pays.

Sur la crise politique

Haïti est plongé dans une crise politique préoccupante depuis les fraudes constatées lors des scrutins législatif et présidentiel du 9 août et du 25 octobre 2015 qui ont entrainé la contestation des résultats par les partis d’opposition, des manifestations violentes et un double report du deuxième tour de l’élection présidentielle et des législatives partielles.

Bien que les conditions d’un processus électoral libre et crédible n’aient pas été réunies, le Conseil électoral provisoire (CEP), dont la composition était fortement contestée par les observateurs indépendants, a entériné les résultats des scrutins portant en tête du premier tour de l’élection présidentielle le candidat du parti au pouvoir, Jovenel Moise, devant l’opposant Jude Celestin.

L’observation électorale menée par une Coalition d’ONG haïtiennes dont le RNDDH a conclu à l’existence de fraudes massives, exigeant le respect des droits civils et politiques du peuple haïtien, en particulier son droit de choisir librement ses dirigeants, dans un régime démocratique.

Malgré cela, le parti au pouvoir et la communauté internationale à travers le « core group » ont appelé à l’organisation du deuxième tour de l’élection présidentielle et des législatives partielles le 27 décembre 2015. Cette échéance ayant été repoussée, le CEP, l’exécutif haïtien et le "Core Group" ont mis le cap au 24 janvier 2016, sans tenir compte des causes du premier report.

La crise politique s’est accentuée avec l’annonce par le CEP du maintien de cette date alors qu’une Commission indépendante d’évaluation électorale a confirmé début janvier les graves irrégularités commises lors du premier tour et considéré que les conditions n’étaient pas encore réunies pour l’organisation du second tour. Le candidat de l’opposition a annoncé son intention de boycotter le scrutin, le qualifiant de « coup d’état électoral ».

La tension politique étant à son comble, des affrontements violents ont éclaté les jours précédant la date du second tour dans les rues de Port-au-Prince entre des manifestants de l’opposition et les forces de l’ordre, faisant un blessé par balle et causant de nombreuses destructions. C’est par crainte d’une explosion de violence que la décision fut prise le 22 janvier par le CEP de reporter sine die le second tour des présidentielles.

La situation actuelle fait craindre une crise politique prolongée, menant à un vide institutionnel. Or le pays a besoin d’institutions démocratiques, solides et ayant la confiance des citoyens haïtiens pour faire face aux importants défis économiques, sociaux, humanitaires et en matière de droits humains, 5 ans après le séisme qui a dévasté le pays faisant plus de 300 000 morts.

Face à la crise politique actuelle et au risque de paralysie des institutions qui pourrait entrainer le pays dans un cycle de violence, nos organisations appellent :

 les partis politiques à la retenue, en évitant tout discours inflammatoire et demandant à leurs sympathisants que toute manifestation se déroule dans le calme ;

 les partis politiques à œuvrer pour une sortie de crise en évitant le danger du vide institutionnel. Ceci peut passer par l’instauration d’un régime de transition consensuel et provisoire chargé d’organiser dans le plus court délai le second tour de l’élection présidentielle dans des conditions apaisées, libres et crédibles. Pour légitimer ce processus, nos organisations recommandent la recomposition du CEP, la mise en application des recommandations de la Commission indépendante d’évaluation électorale et la vérification des votes du premier tour par une instance indépendante.

 la communauté internationale et notamment le « core group » a soutenir l’organisation d’élections crédibles et pluralistes qui respectent le choix des électrices et électeurs haïtiens, rappelant que la nécessaire stabilité du pays ne peut faire l’économie d’un processus électoral satisfaisant pour l’ensemble de la population haïtienne.

 à la réforme de la loi électorale et à l’instauration d’une commission électorale permanente une fois l’élection présidentielle passée.

Sur la lutte contre l’impunité et le devoir de mémoire

L’impunité est un mal généralisé en Haïti de l’avis de la société civile haïtienne, du corps diplomatique et de la MINUSTAH, rencontrés par les chargés de mission de la FIDH. Le lien de confiance entre les citoyens haïtiens et la justice est quasi inexistant. De nombreux programmes soutenus par les Nations unies et la coopération internationale ont pour objectif de réformer le système judiciaire pour le structurer, renforcer ses capacités de fonctionnement et son indépendance, et lutter contre la corruption.

Cette impunité est un legs de l’histoire haïtienne. Les victimes des crimes les plus graves des 30 ans de dictature des Duvalier père et fils, des régimes militaires et des présidences d’Aristide n’ont jamais eu droit à la vérité, à la justice et à réparation. Des centaines d’exécutions judiciaires, de disparitions forcées, des arrestations et détentions arbitraires et actes de torture, certains de ces crimes pouvant être qualifiés de crimes internationaux, sont restés impunis. Nombreuses personnalités de ces régimes ont encore aujourd’hui des postes politiques ou économiques importants sans être inquiétées par la justice.

Des organisations de la société civile haïtienne se battent pour briser ce mur d’impunité et contribuer au devoir de mémoire.

Après plus de vingt années d’exil en France, Jean-Claude Duvalier est retourné en Haïti le 16 janvier 2011 et a dès le lendemain été mis en examen par un juge d’instruction pour corruption, détournement de fonds et association de malfaiteurs. Dès le 19 janvier 2011, de nombreuses plaintes (22 au total) ont été déposées à son encontre pour crimes contre l’humanité par des victimes regroupées au sein du Collectif contre l’impunité, composé notamment du RNDDH et dont CEDH est le point focal.

Les avocats de Jean Claude Duvalier ont contesté la possibilité d’invoquer les crimes contre l’humanité comme fondement des poursuites, estimant que les crimes qui auraient été commis par Duvalier durant ses années au pouvoir sont prescrits. Cet argument fut repris le 27 janvier 2012 par le juge d’instruction en charge de la procédure qui renvoya Jean Claude Duvalier devant un tribunal correctionnel uniquement pour corruption et détournement de fonds.

La Cour d’appel de Port-au-Prince, saisie d’un appel contre la décision de janvier 2012 par les plaignants, accompagnés par le Collectif contre l’impunité, a organisé plusieurs semaines d’audiences publiques au cours desquelles les plaignants ont exposé les faits dont ils avaient été victimes. En février 2013, Jean Claude Duvalier avait été contraint de comparaître devant la Cour d’appel afin de s’expliquer sur les faits qui lui étaient reprochés. Le 20 février 2014, dans une décision historique, la Cour d’appel a rétabli les accusations de crime contre l’humanité contre Jean-Claude Duvalier en ordonnant un supplément d’information sur ces crimes et en le confiant à l’un des juges ayant siégé à la Cour d’appel.

Le décès de Jean Claude Duvalier, le 4 octobre 2014, a certes mis fin aux poursuites judiciaires à son encontre mais ne met pas fin aux procédures dans leur ensemble, car les plaintes déposées en 2011, de même que l’arrêt de la Cour d’appel de Port-au-Prince de février 2014, visaient Duvalier et consorts, dont certains sont nommément cités par la Cour d’appel.

Depuis, le 20 février 2014, l’instruction suit son cours. Le magistrat en charge a entendu les victimes parties civiles et de nombreux témoins. Plusieurs convocations et mandats d’amener ont été délivrés. Mais l’instruction est ralentie par le manque de moyens pour mener l’enquête et l’absence de soutien à cette procédure.

Parallèlement à cette procédure judiciaire, de nombreuses organisations haïtiennes telles que la Fondation Devoir de Mémoire et le CEDH, à l’origine de sa création, soutenues notamment par la Fondation Fokal, mettent en œuvre des activités de sensibilisation (par le biais de commémorations, film-documentaires, ouvrages, messages à la radio, dans les journaux et auprès des écoliers et étudiants) pour faire connaître les crimes du passé.

Considérant la nécessité de répondre aux droits des victimes des crimes les plus graves à la vérité, à la justice et à réparation et l’importance de la lutte contre l’impunité dans la consolidation de l’État de droit et le renforcement du lien de confiance entre les citoyens et la justice, nos organisations recommandent aux autorités concernées :

 De soutenir le juge en charge du complément d’instruction dans l’affaire Duvalier et consorts en le relevant provisoirement de ses autres fonctions au sein de la Cour d’appel, en renforçant ses moyens d’action et en maintenant son soutien en terme de sécurité.

 D’ouvrir des enquêtes judiciaires et d’engager des poursuites contre toute personne suspectée responsable de crimes internationaux durant les régimes Duvalier, militaires et Aristide, en particulier en donnant une suite favorable aux plaintes déposées par les victimes.

 D’intégrer dans les projets de reforme des code pénal et de procédure pénale l’incrimination des crimes internationaux (crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre tels que définis dans le Statut de la Cour pénale internationale), de torture (conformément à la définition de la Convention des Nations unies de 1984) et de disparitions forcées et la possibilité pour les tribunaux de recourir à la compétence universelle pour les crimes les plus graves, conformément aux instruments internationaux de protection des droits humains ratifiés par Haïti.

 De ratifier le Statut de la Cour pénale internationale, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.

 De soutenir les actions des organisations de la société civile qui militent pour le devoir de mémoire.

 D’engager les démarches politiques, diplomatiques et financières nécessaires pour mettre en place, en concertation avec la société civile, une Commission vérité réconciliation chargée de faire la lumière sur les crimes les plus graves commis depuis les dictatures des Duvalier, d’établir les responsabilités et d’organiser des mesures de réparation pour les victimes.

Sur le soutien et la protection de la société civile

La crise politique et le climat d’impunité en Haïti génèrent un environnement de travail difficile pour les défenseurs des droits humains et les journalistes.

Les organisations de la société civile, défenseurs et journalistes qui analysent la situation politique actuelle, dénoncent les fraudes et irrégularités électorales ainsi que les violations des droits humains commises dans le cadre des manifestations des partis politiques sont soumis à de vives critiques, pressions, et parfois menaces du fait de leur activité.

Ainsi, les journalistes Liliane Pierre Paul, directrice de programmation de la radio Kiskeya, et Jean Monard Métellus, présentateur de l’émission « Ranmase » de la radio Caraïbes, ont fait l’objet de menaces et de campagnes de dénigrement par les plus hautes autorités de l’Etat pour leur couverture de la crise. Ils sont notamment tous les deux sujets d’attaques à peine voilées contenues dans les paroles d’une chanson du président de la République, Michel Joseph Martelly, qui circule sur les ondes depuis début février.

Cet environnement particulier est d’autant plus inquiétant que la situation des défenseurs en Haïti a toujours été difficile. Pour rappel, Daniel Dorsinvil, membre fondateur du Groupe alternatif de justice (GAJ) et coordonnateur général de la Plate-forme des organisations haïtiennes des droits humains (POHDH), et son épouse Girldy Larèche, ont été abattus par balle le samedi 8 février 2014 vers 13h30 dans un quartier résidentiel de la capitale haïtienne Port-au-Prince sans que les circonstances et responsabilités de ce double assassinat n’aient été élucidées. Par ailleurs, M. Pierre Espérance, directeur exécutif du RNDDH et Secrétaire général de la FIDH, avait reçu le 2 avril 2014 une lettre de menaces contenant une balle. Dans ce courrier, les auteurs accusaient ce dernier d’établir de faux rapports dans le but de déstabiliser le gouvernement, et de porter atteinte à l’honneur des citoyens. Ces menaces graves faisaient suite aux nombreuses publications du RNDDH dénonçant les dérives et la régression d’Haïti en matière de lutte contre l’impunité et de lutte contre la corruption, et appelant à l’établissement d’un Etat de droit.

Ainsi, nos organisations appellent les autorités nationales à :

 Garantir en toutes circonstances l’intégrité physique et psychologique des défenseurs des droits humains et journalistes ;

 Mettre un terme à toute forme de harcèlement à l’encontre des défenseurs des droits humains et journalistes en Haïti afin qu’ils puissent mener leurs activités librement et sans entrave ;

 Se conformer aux dispositions de la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’Homme, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1998, et plus particulièrement :

Nos organisations appellent également la communauté internationale à soutenir les défenseurs des droits humains et journalistes auprès des autorités nationales et par le biais de programmes de coopération.

La FIDH et ses organisations membres espèrent pouvoir échanger sur ces points et d’autres sujets relatifs aux droits humains lors d’une session de travail avec la société civile à l’occasion de votre prochaine visite en Haïti. Nos organisations souhaitent par ailleurs vivement que vous puissiez soulever les préoccupations et recommandations évoquées dans la présente note auprès de vos interlocuteurs au cours de votre mission et dans votre prochain rapport au Conseil des droits de l’Homme.

Nous vous prions de croire, Monsieur, en l’assurance de nos respectueuses salutations,

Sylvie Bajeux, directrice du CEDH

Pierre Espérance, directeur du RNNDH

Karim Lahidji, président de la FIDH

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