La crise soulevée par la publication de ces caricatures, la reprise de cette publication par certains médias, le fait que ces caricatures ont choqué et généré des manifestations et des incidents violents à travers le monde, tous ces éléments peuvent inciter à lever d’un cran les limites déjà existantes à la liberté d’expression. Il apparaît essentiel de faire le point sur quelques-uns des différents enjeux que révèle cette crise. Certes l’enjeu concernant la liberté d’expression en est un majeur mais d’autres le sont tout autant, tels les enjeux politiques et historiques actuels, qui façonnent le contexte de ces événements, le tout dans une période, post-11 septembre, de restriction des libertés civiles et de montée du racisme et de l’islamophobie.
Il importe ici de rappeler que la reconnaissance de la liberté d’expression parmi les droits et libertés fondamentaux de la personne a été et est encore l’objet de luttes héroïques à travers le monde. À l’échelle de la planète, on emprisonne encore des personnes prêtes à donner leur vie pour pouvoir l’exercer. La liberté d’expression est l’un des éléments essentiels à la vie démocratique. Elle n’est toutefois pas absolue et ses limites sont par ailleurs très spécifiques et comprennent la propagande haineuse, l’incitation à la violence et le libelle diffamatoire. Malgré ces limites, il est de l’essence même de la liberté d’expression de ne pas imposer une obligation de respect. On ne peut en effet interdire la publication de propos du seul fait qu’ils sont irrespectueux d’un ordre établi, d’une croyance partagée même si celle-ci le serait par la majorité de la population. Par exemple, les pionnières de la lutte des femmes pour l’égalité ont dû contester l’ordre établi et subir l’opprobre de la majorité. Ce qui était vu comme de l’« irrespect de l’ordre établi » a permis les progrès que l’on connaît. Des propos peuvent choquer la majorité de la population ou un groupe en particulier. Pensons au film Amen qui associe la croix chrétienne à la croix gammée ou aux articles pseudo-scientifiques qui prétendent démontrer l’infériorité des femmes ou des Noirs. Ils peuvent alors être dénoncés, contestés, désavoués.
Dans une société démocratique les préjugés et les stéréotypes sont combattus, et ils doivent l’être, le plus efficacement par le débat public et non par la restriction du droit de s’exprimer. Bien sûr, la liberté de parole fait appel au sensdes responsabilités dans l’usage qui en est fait, mais cette responsabilité ne peut être imposée par la loi, à partir de critères qui pourraient laisser place à l’arbitraire.
Les propos offensants doivent être combattus par les moyens propres à une société démocratique : débats d’idées, manifestations et éventuellement, dans certains cas, par des poursuites judiciaires. La violence ou les menaces envers ceux qui ont tenu les propos offensants ne sont pas acceptables.
Les personnes qui expriment un point de vue sont responsables du point de vue qu’elles expriment. Ni le gouvernement du Danemark, ni la population du Danemark, ne peuvent être tenus responsables du point de vue exprimé par un certain nombre de caricaturistes danois, pas plus que l’ensemble des musulmans ne peuvent être tenus responsables ou associés à des actes ou propos répréhensibles de la part d’individus se réclamant de l’Islam.
Les manifestations de colère suscitées à travers le monde par les caricatures de Mahomet soulèvent bien sûr un débat sur la liberté d’expression mais l’ampleur de la crise est surtout révélatrice de l’immense frustration ressentie par de nombreux musulmans vis-à-vis de la politique des pays occidentaux depuis plusieurs décennies. Les agressions militaires meurtrières répétées contre des pays musulmans, l’appui inconditionnel des États-Unis à Israël dans le conflit israélo-palestinien, l’invasion de l’Irak en violation flagrante du droit international, la répression exercée à l’encontre des communautés musulmanes dans la guerre au terrorisme et la dépréciation systématique de l’Islam dans l’imaginaire occidental sont autant de facteurs qui expliquent cette colère. Le soutien occidental à des régimes despotiques qui ont réprimé toute opposition a également eu pour effet de reléguer l’opposition aux mosquées et a favorisé la montée des intégrismes. La propagande visant à faire rejaillir sur l’Islam la responsabilité du tourbillon de violences engendré par ces politiques amène une grande partie des populations occidentales à voir les musulmans comme un bloc homogène, arriéré et menaçant.
La tournure qu’a prise cette crise est aussi le fait de manipulations politiques. Plusieurs régimes se sont servis des caricatures pour tenter de canaliser la colère de leurs peuples vers une cible extérieure. Il faut par ailleurs relativiser l’ampleur des manifestations. Au Liban, par exemple, le saccage de l’ambassade du Danemark a été le fait de quelques milliers de manifestants, alors qu’environ un demi-million de personnes ont manifesté le 14 février pour souligner l’anniversaire de l’assassinat de Rafik Hariri, ancien Premier ministre du Liban.
L’appel au calme et au dialogue de la part d’organisations musulmanes au Québec et au Canada a permis de mettre en évidence la pluralité du monde musulman et, espérons-le, à favoriser la connaissance et le respect mutuels ainsi qu’à ouvrir un espace de dialogue qu’il faut soutenir. Ce n’est que par la lutte au racisme, aux préjugés, aux discours islamophobes, par le refus des interventions qui vont à l’encontre du droit international et la mise en place de politiques internationales plus justes et plus respectueuses des autres, de même que par la dénonciation des violations des libertés civiles vécues par les membres des communautés musulmanes que nous viendrons à bout des tensions actuelles, plutôt que par des restrictions à la liberté d’expression.
Nicole Filion, Présidente de la Ligue des droits et libertés
Info - Ligue des droits et libertés
info@liguedesdroits.ca