Crimes du franquisme : si la justice n’est pas rendue en Espagne, elle le sera en Argentine

16 novembre 2018 : Article conjoint de la FIDH, le CAJ (Comité d’action juridique, organisation argentine) et l’APDHE (Association pour les droits de l’Homme en Espagne), à l’occasion de la sortie en Espagne du documentaire Le Silence des autres.

« Si une personne est assassinée, il est évident que la justice doit poursuivre l’assassin et rendre justice à la victime. Cependant, lorsqu’il s’agit de crimes de génocide ou autres crimes contre l’humanité, les choses se compliquent. Nombreux sont les arguments tels que “c’était il y a longtemps”, “il vaut mieux oublier” ou encore “tournons la page”… », Carlos Slepoy, avocat argentin exilé en Espagne après la dictature argentine (décédé en avril 2017).

La dictature franquiste a été le théâtre d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées, de détentions arbitraires, de tortures, de vols de bébés et bien d’autres crimes. Le tout s’est déroulé dans une logique d’oppression de la société civile planifiée, massive et systématique. Aujourd’hui encore, plus de 100 000 cas de personnes disparues restent non résolus. Conformément aux instruments internationaux relatifs aux droits humains ratifiés par l’Espagne, comme la Convention contre la torture ou la Convention contre les disparitions forcées, l’amnistie et la prescription ne s’appliquent pas à ces crimes contre l’humanité. Plusieurs mécanismes des Nations unies ont par ailleurs rappelé à l’Espagne le droit des victimes à la vérité, la justice et la réparation.

Des progrès ont certes été réalisés dans le cadre législatif et concernant les travaux de mémoire : projet d’exhumation et de transfert de la dépouille de Franco, changement du nom de certaines rues, autorisation d’exhumer les restes des victimes afin de permettre aux familles d’organiser des funérailles, etc. Ces avancées restent cependant insuffisantes. Les victimes de graves violations des droits humains se sont vu refuser le droit à la protection effective des juges et des tribunaux, leurs plaintes ayant été rejetées sous couvert de la loi d’amnistie, de la prescription des faits et du principe de légalité. Pourtant, les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et ne peuvent faire l’objet d’une amnistie. De même, le principe de légalité invoqué ne correspond pas à l’approche proposée par les différents instruments internationaux ratifiés par l’État espagnol.

Alors que la justice espagnole avait montré la voie en se saisissant de cas de crimes contre l’humanité commis sous les dictatures chilienne et argentine, comment expliquer que les tribunaux espagnols brandissent de tels arguments ? L’indépendance de ceux-ci est en réalité remise en question en raison des pressions politiques qu’ils subissent et des décisions du Ministère public.

L’inaction des tribunaux espagnols a obligé les victimes du franquisme à demander justice hors de leur pays et à se tourner vers les tribunaux argentins. Depuis l’ouverture de l’enquête en 2010 par le Tribunal national pénal et correctionnel fédéral n° 1 de Buenos Aires, les victimes ont déposé plus de 400 plaintes.

Ce processus ne peut être mené à bien que si le principe de compétence universelle, qui figure dans la Constitution argentine, est reconnu et appliqué. C’est d’ailleurs ce principe qui avait été utilisé par les tribunaux espagnols pour enquêter sur les crimes commis au cours des dictatures chilienne et argentine. Le principe de compétence universelle est non seulement un rempart contre l’impunité des crimes contre l’humanité, mais il représente également le dernier recours pour les victimes d’avoir accès à la justice lorsque les tribunaux nationaux ne leur reconnaissent pas ce droit et lorsque la Cour pénale internationale n’est pas compétente.

Les victimes du franquisme ne perdent pas espoir, malgré le manque de coopération de l’État espagnol qui en fait des individus doublement victimes, complique la tâche de la justice argentine et retarde le processus pénal. Le 13 mars 2015, le gouvernement espagnol a par exemple rejeté la demande d’extradition de plusieurs auteurs présumés de crimes contre l’humanité formulée par la justice argentine et a refusé qu’ils soient auditionnés sur les faits qui leur sont reprochés. En agissant de la sorte, l’Espagne se soustrait une nouvelle fois au principe du droit international aut dedere aut judicare qui l’oblige à extrader les responsables présumés vers l’Argentine ou à les traduire devant un tribunal espagnol.

Le documentaire Le Silence des autres, après avoir remporté le Prix du meilleur film pour la paix et le Prix du public (documentaire) à la dernière Berlinale, est sorti ce vendredi 16 novembre en Espagne. Ce film raconte la longue lutte des victimes du franquisme, de leurs avocats et des organisations de la société civile pour obtenir vérité, justice et réparation. Ce document audiovisuel contribue à préserver la mémoire, à empêcher que ces crimes odieux ne se répètent et à dénoncer l’impunité incompatible avec le principe d’un État démocratique.

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