40 ans après le coup d’ État : entretien avec Juan Carlos Capurro, vice-président de la FIDH

24/03/2016
Communiqué
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En ce 40ème anniversaire du coup d’État en Argentine, Juan Carlos Capurro, vice-président de la FIDH et directeur du Comité d’Action Juridique - Argentine, répond à trois questions.

1. Que ressentez-vous, aujourd’hui, 40 ans après le coup d’État en Argentine ?  

Aujourd’hui, nous commémorons le 40ème anniversaire du coup d’État qui installa au pouvoir la dictature militaire qui sévit de 1976 à 1983.

La dictature militaire argentine fut l’une des plus sanglantes du siècle dernier : plus de 30 000 personnes ont été assassinées, détenues arbitrairement et torturées, ou ont tout simplement disparu. Les victimes étaient des étudiants, des syndicalistes, des avocats, des journalistes...

L’État argentin a une dette envers les victimes de la répression massive opérée par la dictature — une dette qui, en dépit des progrès réalisés au cours des dernières années, n’est pas encore soldée. S’il est vrai que les poursuites judiciaires pour crimes contre l’humanité ont surmonté certains obstacles et atteint des résultats importants, il reste encore beaucoup à faire. L’État doit rendre public l’accès aux archives de la période de la dictature pour que l’on découvre enfin le sort des personnes disparues et des bébés enlevés.

N’oublions pas que le processus légitime de mémoire, vérité et justice s’est construit petit à petit grâce à la mobilisation sans faille du peuple argentin. C’est grâce à lui que l’État, qui lui refusait ce droit par le truchement des lois de « Devoir d’obéissance » et du « Point final », dut réviser sa politique et finalement abroger ces textes.

L’échec de la dictature instaurée en 1976 explique la pérennité des libertés démocratiques. Quarante années après les faits, le génocide commis pour défendre un plan économique voué à l’échec a été dévoilé. Ce coup d’État civil et militaire a perdu tout crédit lorsque la lumière fut faite sur ses véritables objectifs d’ordre économique, et sur les crimes commis pour tenter de réaliser ces objectifs.

2. Qu’en est-il des victimes ? Ont-elles pu accéder à la justice et obtenir réparation ?

Les victimes ont eu accès à la justice à l’issue d’une longue lutte, notamment contre les lois d’amnistie dites du « Point final » (punto final) de 1986 et du « Devoir d’obéissance » (obediencia debida) de 1987, finalement déclarées inconstitutionnelles en 2005. C’est la détermination des citoyens, ainsi que les efforts des associations de victimes et des organisations de défense des droits humains qui ont été les moteurs de ce processus de mémoire, vérité et justice.

Actuellement, dans le cadre de la procédure judiciaire qui vise à établir les responsabilités pour les crimes contre l’humanité commis pendant la dictature, on note une certaine évolution.

La décision prise par la justice argentine en octobre 2011 fut, en ce sens, un jalon historique pour les victimes de la dictature militaire. Les tribunaux argentins ont conclu que des crimes contre l’humanité furent commis dans le centre de détention clandestin de l’ESMA (Escuela de Mecánica de la Armada, école de mécanique de l’armée), ont confirmé la responsabilité pénale de seize fonctionnaires, dont les principaux responsables de l’ESMA, tels qu’Alfredo Astiz, et les ont condamnés à des peines allant de dix-huit ans de prison à la réclusion à perpétuité.

À ce jour, sur les 615 personnes condamnées pour délits contre l’humanité, 293 sont en détention dans un établissement pénitentiaire et 193 sont assignées à résidence. Pour ce qui est des personnes accusées de crimes contre l’humanité, 939 personnes ont été poursuivies, parmi lesquelles 615 ont été condamnées et 402 sont décédées pendant leur procès. Il convient de rappeler que, parmi les personnes accusées de délits contre l’humanité, 2 489 appartenaient aux forces armées et de sécurité et 344 étaient des civils.
Par ailleurs, parmi les personnes condamnées pour crimes contre l’humanité, 32 % avaient été mises en examen pour privation de liberté, 26 % pour tortures et 16 % pour homicide.

Pour davantage de statistiques sur les procès concernant la dictature militaire argentine, vous pouvez consulter le blog du CELS (ES)

Un des grands progrès réalisés en matière judiciaire concerne les poursuites pour crimes relatifs à des violences sexuelles. En effet, la violence sexuelle fut l’une des formes de répression utilisées par le régime dictatorial et faisait partie intégrante du plan d’extermination conçu par les forces armées. C’est précisément dans ces affaires que la justice a avancé puisque des condamnations ont été prononcées pour des faits de violences sexuelles en tant que tels et non plus comme faisant partie des crimes de torture. Par exemple, à l’issue du procès de l’affaire Sambuelli en septembre 2013, cinq personnes ont été condamnées pour viol aggravé. La justice a donc ainsi distingué la violence sexuelle en tant que crime à part entière, spécifique et autonome, et non plus comme faisant partie de la catégorie « tortures ». Le fait de ne pas distinguer la violence sexuelle des autres tortures empêchait de reconnaître le caractère très particulier de ce type d’agression, qui vise à détruire psychologiquement et moralement les personnes enlevées.

3. Quarante ans plus tard, où en sont, aujourd’hui, les droits humains en Argentine ?

Des progrès importants ont été réalisés. Un cadre a été délimité pour les putschistes qui vivent toujours parmi nous et qui, dans bien des cas, continuent d’occuper des fonctions publiques, notamment au sein des forces armées et de sécurité. Le nouveau gouvernement prend ouvertement ses distances par rapport aux droits humains. Cette évolution est l’expression d’une politique limitant de plus en plus les libertés démocratiques qui a vu le jour sous le gouvernement précédent (Projet X d’espionnage des opposants ; répression des manifestations ; désignation à la tête de l’armée du général Milani, pourtant accusé d’enlèvement pendant la dictature). Quelques mois après l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement, on a vu se multiplier les menaces, les agressions et les répressions des manifestations que le gouvernement cautionne par ses actions ou omissions. Des opposants ont commencé à être « suivis » par des véhicules non identifiés, et des crimes de « droit commun » douteux ont été commis à l’encontre de personnes proches des dirigeants de l’opposition. C’est un signal d’alarme qui devrait nous alerter sur une possible dérive du nouveau gouvernement du président Macri.

Le travail de mémoire, vérité et justice n’est pas achevé et il reste encore beaucoup à faire pour répondre aux demandes des familles des victimes. Les progrès réalisés dans le cadre des procédures judiciaires contre les auteurs des crimes de la dictature militaire doivent contribuer à ce travail de mémoire, et permettre de garantir que de telles violations des droits humains ne se répètent pas dans ce pays. La meilleure des garanties, à cet égard, repose sur une mobilisation sans relâche des citoyens, des familles des victimes du passé et des organisations de défense des droits humains qui défendent au quotidien l’exercice de nos libertés.

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