Tchad-Cameroun : Pour qui le pétrole coulera-t-il ?

L’intervention de la Banque Mondiale dans le projet pétrolier privilégie les intérêts du consortium et de ses sous-traitants. En l’état actuel, ce projet est en contradiction avec les objectifs de cette institution, maintes fois réaffirmés par son président : lutter contre la pauvreté avec passion et professionnalisme.

Le Conseil d’administration de la Banque mondiale se prononce aujourd’hui sur son engagement dans le financement du projet d’exportation du pétrole tchadien. Cette décision d’investissement est justifiée par le fait que l’exploitation des gisements de Doba généreront pour le Tchad des revenus considérables (1, 7 milliard de dollars en valeur nominale sur 28 années de production, selon une hypothèse moyenne retenue par la Banque mondiale), permettant de doter ce pays de moyens supplémentaires destinés à lutter contre la pauvreté qui frappe plus des trois quarts de sa population. Un plan de gestion des revenus pétroliers, contraignant pour le gouvernement tchadien, est censé garantir la bonne allocation de ces ressources au service du développement. Au-delà des critiques qui ont été adressées à la Banque mondiale au sujet de la crédibilité du plan de gestion envisagé, des graves violations des droits de l’homme, notamment dans la région de production, et du risque environnemental, la FIDH attire l’attention des administrateurs de la Banque mondiale sur le caractère déséquilibré du contrat passé entre le gouvernement tchadien et le consortium pétrolier (Exxon, Chevron, Petronas) et auquel la Banque mondiale s’apprête à apporter sa caution. Ce contrat prévoit une royaltie de 12,5 % sur la valeur de la production exportée et une taxe variable sur les bénéfices du Consortium (40 % à 65 % des bénéfices nets imposables). Cependant, les nombreuses déductions fiscales prévues aux termes de ce contrat (investissements de prospection entre 1969 et aujourd’hui, investissements futurs d’exploitation et de prospection, franchise douanière sur les matériels importés, exonération sur les salaires et revenus rapatriés...) se traduira, pour le Tchad, par des recettes nulles au titre de l’impôt sur les bénéfices entre les années 2004 et 2013. Ces dix années de production en franchise totale d’impôt sur les bénéfices représentent 632 millions de barils, soit 71 % de la production totale prévue, une valeur estimée à 10,2 milliards de dollars en valeur nominale, selon une hypothèse moyenne présentée dans le Project Appraisal Document (PAD, document sur lequel le Conseil d’administration doit fonder sa décision). L’impôt sur les bénéfices commencera à rentrer à partir de l’année 2014. Le ratio moyen impôt sur les bénéfices/production exportée par exemple, durant les années 2014-2018 est de 2,74 US$ par baril. Si ce ratio était appliqué aux dix années antérieures, on obtiendrait des recettes de 1 731 millions de dollars. Ce montant - l’équivalent de la rente pétrolière tchadienne - donne une idée de l’étendue du manque à gagner fiscal pour l’Etat. Au-delà de ce constat, la FIDH note que ce projet servira pour l’essentiel l’intérêt économique du Consortium pétrolier et de ses sous-traitants (Bouygues, Cegelec, Corris, Europipe, Kellogg, Sogea/Satom, SDV (Bolloré), Spie-Capac, Salzgitter AG, Wilbros...). Sur les 8 milliards de dollars de revenus distribuables, toujours selon le PAD, 5, 7 milliards iront aux opérateurs. Ce montant englobe certes les investissements sur fonds propres du consortium (2,2 milliards de dollars), mais ces derniers représentent une activité économique qui profite principalement aux opérateurs du projet. Aux revenus distribuables, s’ajoutent les coûts opérationnels (3, 8 milliards de dollars) dont il faut rappeler qu’ils rétribueront essentiellement l’activité de ces mêmes opérateurs.

Avant d’être un projet de lutte contre la pauvreté au Tchad, ce projet est une opportunité commerciale pour des sociétés transnationales. Or l’investissement de la Banque mondiale est crucial pour les opérateurs du projet. Il leur offre la meilleure garantie possible vis-à-vis du risque politique et contribue à une mobilisation importante de capitaux, qui va bien au-delà du strict engagement financier de la Banque. En effet, en sus des 76 millions de dollars de crédit Bird pour le Tchad et le Cameroun, l’engagement de la Banque permettra de mobiliser 400 millions de dollars via la Société financière internationale (groupe de la Banque mondiale), 600 millions de dollars (via les compagnies d’assurance-crédit Coface et Eximbank) et, en principe, 400 millions de dollars sur les marchés de capitaux. Soit 1,4 milliard de dollars, correspondant à 37 % de l’investissement d’exploitation. Le Consortium bénéficie donc à la fois d’exonérations fiscales considérables, de la caution politique de la Banque mondiale et de l’« effet catalyseur » de cette dernière pour mobiliser une part essentielle du financement.

La FIDH juge inapproprié que l’intervention d’une organisation internationale publique dont la mission est d’œuvrer pour le développement et de lutter contre la pauvreté conduise à privilégier les intérêts d’opérateurs économiques privés internationaux. La FIDH juge que l’appui politique et financier offert au Consortium par la Banque mondiale est tel que cela justifierait de concéder au Tchad des conditions financières et fiscales plus avantageuses et dont le bénéfice devrait servir exclusivement le développement économique et social, ainsi que les progrès de la démocratie dans ce pays. En l’état, le contrat passé entre le Tchad et le consortium obéit à la seule logique de rapports de force commerciaux. Le « coup de pouce » apporté par la Banque mondiale aurait dû permettre de corriger cette situation. La FIDH rappelle que le Consortium a toujours affirmé que sans l’intervention de la Banque mondiale, celui-ci ne s’engagerait pas dans le projet d’exploitation. Autrement dit, le Consortium était prêt à abandonner près d’un milliard de dollars d’investissements de prospection et de recherche depuis 1969. Ce qui laisse une marge appréciable de négociation. La FIDH demande aux administrateurs de la Banque mondiale de rééxaminer, avant de prendre leur décision, les conditions financières et fiscales du contrat pétrolier. Elle prie la Banque mondiale de faire procéder à un rééquilibrage de ces dernières en faveur du Tchad et du Cameroun, également concerné, avant de s’engager dans ce projet. La FIDH attire l’attention des administrateurs de la Banque mondiale sur la responsabilité qu’ils prendraient en acceptant en l’état le contrat pétrolier. Favorisant exagérément les intérêts du consortium et de ses sous-traitants (et au-delà, ceux des pays du Nord) par rapport à ceux du Tchad et du Cameroun, ce projet dans sa forme actuelle risque en effet de ternir durablement l’image de la Banque mondiale, tant ses implications sont contradictoires avec les objectifs de cette institution. La FIDH insiste enfin sur la nécessité, déjà exprimée par les organisations tchadiennes et camerounaises, de mettre en oeuvre un mécanisme indépendant de contrôle du projet qui permettra de corriger toutes les atteintes éventuelles aux droits fondamentaux des populations, pendant toute la durée des travaux et au-delà. Ce mécanisme devra également veiller à ce que le projet aille dans le sens d’un développement durable pour les deux Etats concernés, en accord avec les objectifs de la Banque mondiale, et serve effectivement la lutte contre la pauvreté.

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