Paris, Nairobi, Dar es Salam, 19 juin 2025. En Ouganda, l’arrestation et la détention illégales de figures de l’opposition et le jugement arbitraire de civil·es devant des tribunaux militaires viennent d’être normalisés par l’adoption récente par le Parlement, le 20 mai, du projet de loi d’amendement des Forces de défense du peuple ougandais (UPDF), approuvé par le président et faisant force de loi à compter du 16 juin 2025. Ces mesures déployées par le pouvoir exécutif illustrent et rappellent clairement la volonté de l’État de faire machine arrière sur les avancées liées à l’adoption de la Constitution de l’Ouganda de 1995. Cette loi va à l’encontre de l’arrêt rendu en 2025 par la Cour suprême rendant inconstitutionnelle la poursuite de civil·es devant la Cour martiale générale et les tribunaux militaires. L’adoption du projet de loi par le Parlement porte atteinte à l’article 92 de la Constitution de l’Ouganda de 1995, qui interdit au Parlement d’adopter toute loi susceptible de modifier ou d’invalider la décision d’un tribunal. Par ailleurs, la loi confère une plus grande autonomie institutionnelle à la cour martiale, ce qui risque ainsi d’affaiblir le contrôle judiciaire civil et de porter atteinte au principe de séparation des pouvoirs en renforçant les infractions militaires à son encontre.
Escalade de la répression en Ouganda
« Le mépris flagrant de l’état de droit et des droits démocratiques fondamentaux des citoyen·nes est très préoccupant. La tendance générale à museler les voix dissidentes, dont celles des principaux·les défenseur·es des droits humains, à l’approche des élections générales en Ouganda et en Tanzanie, doit cesser », a déclaré Alice Mogwe, présidente de la FIDH.
Le Haut-Commissaire aux droits de l’homme, dont le bureau en Ouganda a fermé en 2023 suite au non-renouvellement de son mandat par le gouvernement, a récemment fait part de ses inquiétudes quant à l’adoption du projet de loi de l’UPDF par le Parlement. Il a exhorté le président à rejeter le projet de loi, arguant que l’extension de la compétence du tribunal militaire au jugement de civils allait à l’encontre des obligations de l’Ouganda en matière du droit international relatifs aux droits humains.
Plusieurs cas de surveillance, de violations graves des droits d’expression et de manifestation pacifique qui se sont traduites par des actions de harcèlement judiciaire, de mauvais traitement et de détention arbitraire de militant·es, avocat·es et étudiant·es défendant les droits humains et le droit environnemental, ont déjà été signalés depuis le début de l’année et confirment l’intensification de la répression. Le docteur Kizza Besigye, figure éminente de l’opposition, fait actuellement l’objet d’un procès abusif successif à son enlèvement au Kenya et son extradition illégale vers Kampala. Il y a d’abord été présenté à la cour martiale générale, puis à un tribunal civil d’Ouganda où il est accusé de « trahison », délit passible de la peine de mort. Une autre figure emblématique de l’opposition, Robert Kyagulanyi Sentamu alias Bobi Wine – président de Plateforme de l’Unité Nationale et candidat à l’élection présidentielle de 2021 – et son parti politique sont encore aujourd’hui victimes d’intimidation politique, d’arrestations et de détentions arbitraires, de torture et de mauvais traitement. Eddie Mutwe, son garde du corps, s’est fait enlever illégalement le 27 avril 2025, avant de subir torture et traitements cruels, inhumains et dégradants aux mains d’agents de sécurité ougandais. Son inculpation pour vol aggravé en raison de vols de téléphones portables, d’argent et autres objets personnels par le tribunal de Masaka est intervenue quelques jours après que le chef de l’armée a admis l’avoir détenu et torturé dans son sous-sol. Son cas est actuellement instruit à la Haute Cour afin d’être approfondi.
Situation alarmante en Tanzanie
En Tanzanie, la situation est tout aussi préoccupante. Au lendemain des élections locales de 2024 et dans la perspective des élections générales de 2025, le pays connaît une recrudescence inquiétante de faits d’intolérance politique et de répression qui se manifestent par des enlèvements, des disparitions forcées et des violences ciblées contre des figures de l’opposition et de la société civile. Les élections locales de novembre 2024 ont été entachées par la disqualification en masse des candidat·es de l’opposition et par la cyberviolence sexiste à l’encontre des femmes candidates, nuisant à l’équité du processus électoral.
Le rapport 2024 sur les droits humains de l’organisation membre de la FIDH en Tanzanie, Legal and Human Rights Centre (LHCR), documente 100 cas similaires de violations des droits humains entre 2015 et 2025, avec des pics en 2022 et 2024. Les expert·es en droits humains des Nations unies ont récemment appelé les autorités à mettre fin « à la disparition forcée d’opposant·es politiques, de défenseur·es des droits humains et de journalistes comme outil de répression en contexte électoral ». L’arrestation du leader de l’opposition Tundu Lissu, accusé de trahison, et l’arrestation récente et la torture présumée de militant·es d’Afrique de l’Est qui s’étaient rendu·es sur place pour assister au procès de Lissu montrent le constat déplorable qu’offrent les États de la région en matière de répression de l’espace d’expression civique et politique. Les militant·es comptaient parmi eux l’activiste kenyan Boniface Mwangi et l’avocate ougandaise Agather Atuhaire. Tou·tes deux ont été arrêté·es par les autorités tanzaniennes et détenu·es au secret, ils·elles auraient subi des tortures et des violences sexuelles avant d’être expulsé·es et abandonné·es aux frontières de leur pays. L’éminente politicienne kenyane Martha Karua et deux autres politiciens se sont également vu refuser l’entrée en Tanzanie en étant bloqués à l’aéroport, une décision largement interprétée comme une violation des principes de coopération régionale et des libertés civiques. Début 2025, Maria Sarungi Tsehai, journaliste tanzanienne et militante des droits humains, a été enlevée puis relâchée à Nairobi, au Kenya. Elle a été prise pour cible en raison de ses critiques ouvertes à l’égard du gouvernement tanzanien.
Rétrécissement de l’espace civique au Kenya
Le Kenya montre également des signes similaires de rétrécissement de l’espace civique et d’attaques à l’encontre de la société civile depuis les manifestations de la Gen-Z de juin 2024. À l’époque, 65 manifestant·es pacifiques y avaient trouvé la mort, et 89 défenseur·es des droits humains avaient été victimes de disparitions forcées. Depuis les dernières élections de 2022, on observe une escalade incontrôlée des exécutions extrajudiciaires, enlèvements, actes de torture, disparitions, arrestations arbitraires, ainsi que des violations des droits et des libertés de réunion, d’expression, de la presse, d’association, de manifestation et de pétition auprès des autorités gouvernementales. Nos organisations ont récemment déploré que trois personnes civiles aient été blessées par des tirs de milices armées civiles déployées pour réprimer la dissidence, alors qu’elles manifestaient à Nairobi contre l’assassinat d’un marchand ambulant par les forces de l’ordre en juin dernier. Le Kenya a procédé, en violation de sa Constitution et de ses obligations internationales, à des extraditions illégales de ressortissant·es de pays voisins présent·es sur son territoire, alors même qu’il savait que ces dernier·es risquaient la torture et les persécutions dans leur pays d’origine. Ces extraditions illégales vont à l’encontre des obligations internationales prévues par les traités internationaux relatifs aux droits humains, tels que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et la Convention de Genève de 1951. C’est le cas notamment de l’arrestation et de l’expulsion vers Juba, le 4 février 2023, du militant sud-soudanais Morris Mabior Awikjok Bak, ainsi que de l’arrestation et l’expulsion de quatre réfugiés turcs, en violation du principe de non-refoulement prévu par le droit des réfugié·es. Les cas récents d’enlèvements ciblés de ressortissant·es dans la région de l’Afrique de l’Est, tout comme l’accueil sur le sol kenyan de deux acteurs majeurs du conflit armé en République démocratique du Congo — à savoir l’Alliance du Fleuve Congo (AFC), et les Forces de soutien rapides (RSF) ainsi que leurs milices alliées, célèbres pour avoir fait régner la terreur au Soudan — remettent en cause l’engagement du Kenya en faveur de la justice, de l’obligation de rendre des comptes, de la promotion de la paix et de la sécurité dans la région. La banalisation de la répression transnationale s’est illustrée par le dépôt d’une plainte devant un tribunal français par des partenaires commerciaux proches du régime à l’encontre du lanceur d’alerte, Nelson Amenya, qui avait révélé les dessous de l’accord controversé sur l’aéroport Adani. Cet accord aurait entraîné la perte de contrôle par le Kenya de son principal aéroport au profit d’une société étrangère — un projet largement rejeté par la population.
La FIDH et ses organisations membres en Tanzanie et au Kenya appellent les autorités nationales de ces pays, les institutions régionales et la communauté internationale à prendre des mesures urgentes afin de :
- ouvrir un espace démocratique et permettre à la société civile de travailler pacifiquement dans la région ;
- rejeter le projet de loi de l’UPDF en Ouganda ;
- empêcher la recrudescence de la répression et des violences à l’approche des élections en Ouganda et en Tanzanie ;
- ouvrir des enquêtes et engager des poursuites de manière impartiale et transparente envers les responsables des attaques contre la société civile, notamment les affaires de disparitions forcées en Tanzanie et au Kenya ;
- mettre fin à la répression transnationale et veiller à ce que toutes les personnes détenues à la suite de ces pratiques soient relâchées sans délai et que ces actions ne soient plus tolérées à l’avenir.