Génocide rwandais : paroles de victimes*

06/12/2000
Rapport

>> "Les Blancs n’ont jamais voulu
ouvrir les deux yeux sur le génocide...
les journalistes, ils regardaient
mais il ne voyaient que les événements
remarquables... et finalement,
ils ont complètement oublié
les rescapés des massacres".

Ces paroles sont celles de Sylvie
Umubiieyi, jeune femme rwandaise tutsie,
assistante sociale à Nyamata.
D’abord surprise et méfiante qu’un journaliste
étranger vienne jusqu’à Nyamata
pour écouter le récit des rescapés du
génocide de 1994, l’insistance et l’attention
de Jean Hatzfeld, le temps qu’il
dit vouloir prendre pour cela, la persuadent
de lui présenter ses compagnons
d’infortune, pour qu’ils lui racontent ce
qu’était la vie avant, ce que fut le génocide
et ce que la vie est, depuis, devenue
pour chacun.
Durant les quelques mois qu’il a passés
sur les collines de Nyamata où 50 000
des 59 000 tutsis qui les peuplaient
sont morts, "coupés" à la machette par
les hutus, entre le 11 avril et le 14 mai
1994, Jean Hatzfeld a rassemblé 14
récits de femmes, d’adolescents et
d’hommes, qui ont, chacun, selon l’expression
de Sylvie "voyagé dans le nu de
la vie". Ces récits sont ponctués de
quelques pages d’une extrême pudeur et
modestie, pour laisser toute la place
aux paroles des rescapés. Les mots de
Jeannette, Francine, Angélique, Innocent,
Odette, Marie Louise, Cassius, Christine,
Edith, Jean-Baptiste, Janvier, Berthe,
Claudine et enfin de Sylvie sont ceux
que l’on retient de ce livre important
qu’il faut lire absolument. Des mots
souvent crus, toujours les plus justes,
pour tenter de nous faire entrevoir, au
plus près, ce qu’eux mêmes ne s’expliquent
toujours pas 6 ans plus tard,
même s’ils en parlent, entre eux, en
permanence et dont ils n’arrivent pas à
faire le deuil.
"L’existence est devenue trop éreintante
sur les collines, la terre est trop
endurcie pour laisser percer l’espoir. Le
génocide pousse vers l’isolement ceux
qui n’ont pas été poussés vers la mort"
explique Berthe, âgée de 16 ans en
1994, qui retrouva le 30 avril 1994,
ses deux petites soeurs, mortes dans
les marais. Odette, elle, à 23 ans, se
sent "désorientée d’être la seule survivante"
et dit que "c’est une grande
gêne de vivre en abandonnée".
Innocent est enseignant à Nyamata. Sa
femme et son enfant sont morts, exécutés
par les hutus, avec d’autres tutsis,
dans l’église de Nyamata. Lui, s’était
enfui sur la colline de Kayumba, dans les
forêts d’eucalyptus. "Tous les matins,
même le dimanche, les chasseurs montaient
par divers chemins ... ils chantaient...
le soir vers 16 heures, ils repartaient
et laissaient cent, deux cents
cadavres sous les eucalyptus. D’abord
les vieux et les enfants, puis les
malades et les affaiblissants puis les
femmes et les malchanceux". Il dit l’inconfort
de la position du rescapé : "Je
pense que tout le monde voudrait bien
que les rescapés aillent se mettre à l’écart
du génocide... comme si nous
étions dorénavant un peu de trop... Pour
nous, il y a avant, pendant et après,
mais ce sont trois vies différentes qui se
sont séparées à jamais...Le rescapé,
il a tendance à ne plus se croire réellement
vivant".
Tous parlent de ces souvenirs qui, avec
le temps et les heures passées ensemble
à se raconter l’incroyable, se mêlent,
se brouillent ou s’estompent parfois.
"Je me rappelle de moins en moins les
images de marais, raconte Berthe, les
visages des malchanceux, la boue, les
fatalités de cette vie de génocide. Je
revois de plus en plus la vie d’auparavant,
dans la compagnie des vivants"
Mémoire collective et sélective, aussi :
"Malgré les zigzags, les souvenirs personnels
ne s’échappent pas des mémoires...
Les gens choisissent certains
souvenirs, selon leur caractère et ils
les revivent, comme si cela se passait
l’année dernière et pour cent ans encore",
souligne Angélique.
Aucun ne songe à la vengeance. On
parle de pardon, de justice et de réconciliation.
Jeannette n’a que 17 ans mais
"ne se sent pas très à l’aise avec la
vie". L’incarcération des hutus est pour
elle un problème "tourmentan" : "Si on
emprisonne toute la haine des massacreurs,
dit-elle, elle ne pourra jamais
sécher au soleil". Edith est, elle, sceptique
sur ce que la justice des hommes
peut réaliser. Elle affirme vouloir pardonner
"pour ne pas souffrir, ma vie
durant, à me demander pourquoi ils ont
voulu me couper".
Reste Sylvie, femme admirable, qui a
porté ce livre, magnifique d’humanité,
comme elle porte les siens, pour les
tirer vers le haut, pour qu’ils ne demeurent
pas "aplatis sous les deuils, recouverts
des assemblages de malheur et à
ne plus regarder par où ils pourraient un
peu se dégager". Elle dit : "On avait fait
des pas dans la vie, on a été coupés, et
on a reculé. C’est trop grave pour un
être humain de se retrouver derrière la
marque où il se trouvait dans la vie". Elle
affirme que pour elle "il n’est pas question
de pardon ou d’oubli, mais de
réconciliation. Il faut d’abord penser à
une justice pour les rescapés. Une justice
pour offrir une place à la vérité,
pour que s’écoule la peur, une justice
pour se réconcilier". Même si, ajoute telle,
à propos du génocide "Je réfléchis
pour savoir où le ranger dans l’existence,
mais je ne trouve nulle place".

Bénédicte Chesnelong

*Jean Hatzfeld : Dans le Nu de la Vie, récits des
marais rwandais, Seuil, octobre 2000

Lire la suite