Lettre ouverte à l’attention de M. Mamadou Tandja, Président de la République du Niger

25/05/2005
Communiqué

Monsieur le Président,

L’Observatoire pour la protection des droits de l’Homme, programme conjoint de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) et de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), est vivement préoccupé par le maintien en détention, depuis près d’un mois, de deux dirigeants de l’association Timidria, ainsi que des représailles dont ont récemment été victimes les défenseurs des droits de l’Homme au Niger.

Selon les informations reçues par la Coordination nationale du Comité de réflexion et d’orientation indépendant pour la sauvegarde des acquis démocratiques (CROISADE), M. Ilguilas Weila, président du bureau exécutif national de Timidria - une association de lutte contre la pratique de l’esclavage au Niger -, et M. Alassane Bigga, secrétaire général adjoint de la section régionale de Tillaberi de Timidria, ont été interpellés le 28 avril 2005 par la brigade de recherche de la gendarmerie nationale de Niamey. Ils ont été arrêtés en compagnie de M. Mohamed Ag Almouner, maire de la commune rurale d’Inatès et ancien membre de Timidria, M. Ihibi Allad, adjoint au maire d’Inatès, M. Mohamed Algou, conseiller technique au secrétariat général du gouvernement, et M. Arrisal Ag Amdagh, chef de Groupement nomade de Tahabanatt (Inatès, une localité située au nord-ouest de la région de Tillabery, qui regroupe près de 10.000 habitants).

Selon les informations reçues, leur arrestation serait liée à l’affaire dite d’Inatès dans le cadre de laquelle, les 21 et 28 septembre 2004, Timidria a reçu deux lettres de M. Arrisal Ag Amdagh sollicitant son aide afin d’intercéder auprès de ses partenaires pour un appui en vue de la réinsertion socio-économique de 7.000 habitants d’Inatès considérés comme esclaves.

A la suite de la réception de ces lettres, plusieurs rencontres ont eu lieu entre les membres de Timidria, le chef du groupement, le maire d’Inatès ou leurs représentants, et deux programmes de réinsertion socio-économique ont été élaborés par Timidria, qui a ensuite informé les autorités politiques et administratives, notamment le ministère de l’Intérieur et de la décentralisation et la Commission nationale des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (CNDLF), de l’organisation d’une cérémonie de libération de 7.000 esclaves prévue pour le 28 février 2005. Du 15 au 18 février 2005, la CNDLF a mené une mission de vérification des informations fournies par le chef du groupement d’Inatès, et a conclu à "l’inexistence de pratiques esclavagistes dans la zone concernée". La Commission a indiqué "qu’il s’agi[ssai]t d’un véritable complot monté de toutes pièces [...] dont l’objectif inavoué est d’escroquer les bailleurs de fonds après avoir terni l’image [du Niger]". La mission a par ailleurs recommandé l’interpellation de tous les protagonistes de l’affaire, la dissolution de Timidria et le blocage des comptes de l’association. A la suite de cette mission, la Commission a fait annuler la cérémonie de libération des esclaves, à la place de laquelle une campagne a été organisée les 4 et 5 mars 2005, conjointement avec Timidria, dite de sensibilisation de la loi n° 2003-025 du 13 juin 2003 portant institution du Code pénal et réprimant l’esclavage au Niger.

En conséquent, MM. Weila et Bigga sont accusés de "faux et tentative d’escroquerie", et encoureraient, pour le délit d’escroquerie, une peine de prison de un à cinq ans et une amende de 20.000 à 200.0000 F (article 333 du code pénal), et pour le faux, une peine de prison de six mois à cinq ans (article 156 du code pénal). Les six hommes sont en effet accusés de "propager de fausses informations sur l’esclavage et d’avoir essayé de soulever des fonds de façon illégale" en essayant d’obtenir un soutien financier de Anti-Slavery International, une ONG basée à Londres, afin de réhabiliter les esclaves qui devaient être libérés. Les six hommes seraient également suspectés d’avoir contrefait la signature d’un chef local dans une lettre qui affirmait que l’esclavage existait dans la région d’Inatès.

Le 3 mai 2005, MM. Mohamed Ag Almouner, Ihibi Allad, Mohamed Algou et Arrisal Ag Amdagh ont été remis en liberté, et les charges à leur encontre ont été abandonnées. En revanche, le même jour, M. Ilguilas Weila et M. Alassane Biga ont été transférés à la maison d’arrêt de Niamey, où ils restent détenus à ce jour.

Par ailleurs, l’Observatoire reste préoccupé par le maintien des charges pesant contre M. Marou Amadou, président de CROISADE et secrétaire exécutif de la Coalition Equité-Qualité contre la vie chère au Niger, M. Nouhou Arzika, président de l’Organisation nationale de défense des consommateurs et dirigeant de la Coalition Equité-Qualité, M. Moustapha Kadi, trésorier de la Coalition et président de SOS Kandadji (une association de défense des consommateurs), M. Moussa Thangari, président du Groupe Alternative Niger et responsable de la Coordination démocratique de la société civile au Niger (CDSCN), et M. Issa Kassoum, secrétaire général du Syndicat national des enseignants du Niger et également coordinateur de la CDSCN. MM. Marou Amadou, Nouhou Arzika et Moustapha Kadi avaient été arrêtés le 24 mars 2005 au siège de CROISADE à Niamey. Suite à une déclaration faite le même jour sur l’antenne de Radio France Internationale (RFI) condamnant ces trois arrestations, M. Moussa Thangari avait également été arrêté et son bureau perquisitionné. Le 27 mars 2005, M. Issa Kassoum avait lui-aussi été arrêté après s’être prononcé sur ces faits. Ces cinq personnes ont été détenues jusqu’au 7 avril 2005, et restent inculpées de complot contre l’autorité de l’Etat et provocation à l’attroupement non armé.

Enfin, l’Observatoire exprime sa préoccupation quant à la fermeture des bureaux de l’organisation CROISADE, dont le siège abrite également le Collectif des Organisations de Défense des Droits de l’Homme et de la Démocratie (CODDHD) et la Coalition Equité-Qualité contre la Vie Chère au Niger, suite à son impossibilité de payer un loyer dont le montant a été subitement élevé de 120 %. Le 10 mai 2005, aux alentours de 11 heures, le propriétaire des locaux a sommé le président, qui auditionnait alors des victimes de violations des droits de l’Homme, et le personnel de CROISADE de quitter les lieux afin qu’il puisse fermer les bureaux de l’association.

L’Observatoire est vivement préoccupé par ces différents événements, qui illustrent les menaces et intimidations fréquentes dont sont victimes les défenseurs des droits de l’Homme au Niger, et considère que ces faits sont en violation flagrante des engagements internationaux en matière de droits de l’Homme qui lient l’Etat nigérien, et notamment de la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’Homme adoptée le 9 décembre 1998 par l’Assemblée générale des Nations unies, dont l’article premier dispose que "chacun a le droit, individuellement ou en association avec d’autres, de promouvoir la protection et la réalisation des droits de l’Homme et des libertés fondamentales aux niveaux national et international".

Par conséquent, l’Observatoire prie les autorités du Niger de garantir en toutes circonstances l’intégrité physique et psychologique de M. Ilguilas Weila et de M. Alassane Bigga, ainsi que celle de tous les défenseurs des droits de l’Homme au Niger, et de mettre fin à tout acte de harcèlement à leur encontre ; de procéder à leur libération immédiate et inconditionnelle et de veiller à ce que leur droit à un procès juste et équitable soit garanti.

Par ailleurs, l’Observatoire prie les autorités de veiller à ce qu’un terme soit mis à tout acte de harcèlement, y compris judiciaire, à l’encontre de l’organisation CROISADE et de ses membres, afin qu’ils puissent mener leur travail librement et sans entrave.

L’Observatoire demande également aux autorités du Niger de se conformer aux dispositions de la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’Homme, outre son article 1 précédemment cité, son article 6b selon lequel "chacun a le droit, individuellement ou en association avec d’autres, de publier, communiquer à autrui ou diffuser librement des idées, informations et connaissances sur tous les droits de l’Homme et toutes les libertés fondamentales", et son article 12.2, qui dispose que "l’Etat prend toutes les mesures nécessaires pour assurer que les autorités compétentes protègent toute personne, individuellement ou en association avec d’autres, de toute violence, menace, représailles, discrimination de facto ou de jure, pression ou autre action arbitraire dans le cadre de l’exercice légitime des droits visés dans la présente Déclaration".

Plus généralement, l’Observatoire prie les autorités du Niger de se conformer aux dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et des instruments régionaux et internationaux relatifs aux droits de l’Homme auxquels le Niger est partie.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de notre plus haute considération.

Sidiki KABA,
Président de la FIDH

Eric SOTTAS,
Directeur de l’OMCT

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