Procès en France pour les atrocités commises au Liberia : questions-réponses

05/10/2022
Dossier
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Alain Bommenel / AFP

Le 10 octobre 2022, le procès pénal de Kunti K., un commandant rebelle libérien présumé, débute en France. Ce procès est une étape importante pour les victimes libériennes qui n’ont pour la plupart pas encore obtenu justice pour les violations généralisées et systématiques des droits humains et du droit international humanitaire commises pendant les guerres civiles du Liberia. Ce document de questions-réponses, préparé par Human Rights Watch, Amnesty international France et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), donne des informations sur l’accusé, le procès et son rôle dans la lutte contre l’impunité pour les crimes commis pendant la guerre civile au Liberia, ainsi que sur les efforts déployés par la France pour enquêter sur les crimes internationaux et pour les poursuivre en vertu de la compétence universelle.

1. Qui est Kunti K. et quelles sont les accusations portées contre lui ?

Kunti K. est un ancien commandant présumé du Mouvement uni de libération pour la démocratie au Liberia (United Liberation Movement of Liberia for Democracy - ULIMO), aujourd’hui âgé de 48 ans. L’Ulimo est un groupe rebelle qui était actif pendant la première guerre civile du Liberia, qui a duré de 1989 à 1996, et au cours de laquelle de nombreux crimes internationaux ont été commis.
La police française a arrêté Kunti K. le 4 septembre 2018, à Paris, en France. Cette année-là, l’organisation non gouvernementale Civitas Maxima avait déposé une plainte pénale, ce qui a incité le Procureur de Paris à ouvrir une enquête sur la responsabilité présumée de l’intéressé pour crimes contre l’humanité.
En 2020, le Procureur a inculpé Kunti K. pour les crimes de torture et « actes de barbarie », tels que des actes de cannibalisme, qu’il aurait commis pendant la première guerre civile libérienne. Après un appel du Procureur en 2021, les charges retenues ont été élargies pour inclure les crimes contre l’humanité, notamment les violences sexuelles.

2. Quelles atrocités ont été commises au Liberia pendant les guerres civiles ?

Les guerres civiles du Liberia (1989-1996 et 1999-2003) ont été caractérisées par des violations généralisées et systématiques des droits humains et du droit international humanitaire. Des organisations nationales et internationales de défense des droits humains, des ambassades étrangères, des médias et la Commission vérité et réconciliation du Liberia (CVR) ont identifié, parmi les nombreux abus, des exécutions sommaires, des massacres, des viols et d’autres formes de violence sexuelle, des mutilations et des tortures, ainsi que la conscription forcée et l’utilisation d’enfants soldat·es.
Des crimes ont été commis par toutes les parties au conflit, qu’il s’agisse de membres du gouvernement ou de groupes rebelles, notamment le Front patriotique national du Liberia (National Patriotic Front of Liberia - NPFL), le Front patriotique national indépendant du Liberia (Independent National Patriotic Front of Liberia - INPFL), l’Ulimo et ses factions dissidentes, Ulimo-K et Ulimo-J, les Forces armées du Liberia (Armed Forces of Liberia - AFL), le Conseil libérien pour la paix (Liberia Peace Council - LPC), le gouvernement du Liberia (notamment les membres de ses diverses forces de sécurité), plusieurs milices et l’Unité antiterroriste (Anti-Terrorism Unit - ATU) soutenues par le gouvernement, le Mouvement pour la démocratie au Liberia (Movement for Democracy in Liberia - Model), la Force de défense de Lofa et les Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie (Liberians United for Reconciliation and Democracy - LURD).
Des combattant·es ont abattu des hommes, des femmes et des enfants libérien·nes dans leurs maisons, villages, marchés et sur leurs lieux de culte. Dans certains cas, ils et elles ont massacré des centaines de civil·es en l’espace de quelques heures. Ils et elles ont soumis des filles et des femmes à d’insoutenables violences sexuelles, notamment à des viols, des viols collectifs, de l’esclavage sexuel, des tortures et des atteintes à la dignité de la personne. Ils et elles ont détruit et pillé des villages. Ils et elles ont aussi enlevé des enfants chez eux et à l’école, et les ont obligé·es à travailler pour eux, souvent après avoir assassiné leurs parents devant eux. La violence a anéanti la vie de dizaines de milliers de civil·es et provoqué le déplacement de près de la moitié de la population libérienne.
Le Groupe de supervision du cessez-le-feu de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group, Ecomog), une force militaire multinationale déployée au Liberia en 1990, a également été impliqué dans le pillage, le harcèlement et la détention arbitraire de civil·es, ainsi que dans des frappes aériennes aveugles contre des civil·es et structures civiles.

3. Pourquoi le procès de Kunti K. se déroule-t-il en France ?

Le procès de Kunti K. en France est rendu possible par le fait que la France reconnaît la compétence universelle pour certains crimes de droit international, ce qui lui permet d’enquêter sur ces crimes et de les poursuivre quel que soit le lieu où ils ont été commis, la nationalité des suspect·es ou celle des victimes. L’utilisation de la compétence universelle en France peut se révéler être un outil indispensable pour limiter l’impunité pour les crimes les plus graves, même si ce régime juridique pourrait être amélioré de manière significative pour maximiser son application afin que les auteur·es de tels crimes aient à répondre de leurs actes (voir question 13 pour plus de détails).
Lorsque cela est possible, la responsabilité pénale devrait être engagée aussi près que possible du lieu où les crimes ont été commis, pour que les procès puissent avoir le maximum d’impact dans les communautés les plus touchées par ces crimes. Engager des poursuites pour atrocités au niveau national n’est cependant pas toujours possible, que ce soit en raison d’un manque de capacité, de volonté politique, ou des deux.
En octobre 2022, le Liberia n’a encore poursuivi aucun·e suspect·epour les crimes internationaux commis pendant ses deux guerres civiles (voir question 2 pour plus de détails).
Le procès de Kunti K. sera le premier procès en France qui relève de la compétence universelle et qui ne soit pas lié au génocide rwandais depuis 2012, date à laquelle le pôle français spécialisé dans les crimes de guerre a été créé.

4. Combien de temps le procès durera-t-il et quelles en sont les issues possibles ?

Le procès de Kunti K. doit se dérouler du 10 octobre au 4 novembre 2022. En France, les procès concernant les crimes les plus graves relèvent de la compétence de la Cour d’assises de Paris. La Cour d’assises de Paris est une juridiction où siègent trois juges et un jury de six personnes.
Au cours des trois semaines que devrait durer le procès de Kunti K., l’accusé et les victimes se verront expliquer leurs droits et des preuves seront apportées par plusieurs témoins et expert·es. De même, le contenu et les conclusions de l’enquête menée par les juges d’instruction du Pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre du Parquet national antiterroriste (PNAT) seront publiquement débattus. Les juges et le jury délibèrent en secret et rendent un jugement sur les chefs d’accusation. Après le jugement, le Procureur et l’accusé ont dix jours pour faire appel de la décision de la cour. En cas de condamnation, Kunti K. encourt une peine pouvant aller jusqu’à la prison à perpétuité.

5. Quels sont les droits de l’accusé pendant le procès ?

En vertu des normes internationales relatives au droit à un procès équitable, toute personne accusée dans le cadre d’une procédure pénale a droit à un procès équitable, qui commence dès l’arrestation et se poursuit jusqu’au verdict et à une éventuelle condamnation. Ces droits comprennent la présomption d’innocence et le droit à ne pas s’auto-incriminer, le droit d’être représenté·e par un·e avocat·e et de disposer de moyens adéquats pour préparer sa défense, d’être présent·e à l’audience, d’interroger les témoins, de bénéficier d’une interprétation si nécessaire, et de faire appel.
Dans les affaires concernant des crimes ou des délits passibles d’une peine d’emprisonnement, le droit d’être assisté·e par un·e avocat·e existe dès le premier interrogatoire de policeet jusqu’au procès. Devant Cour d’assises de Paris, où Kunti K. sera jugé, il est obligatoire d’être représenté par un avocat. Si la personne accusée ne dispose pas de ressources suffisantes pour couvrir les frais de la procédure, elle a le droit de demander à être représentée par un avocat à titre gratuit. Ce droit existe indépendamment de la nationalité ou de la résidence de l’accusé.
En ce qui concerne le droit à l’interprétation, qui s’applique à tous les interrogatoires et à toutes les procédures, un certain nombre de documents judiciaires essentiels doivent également être traduits. Le français n’est pas très répandu au Liberia. L’anglais est la langue officielle, et certains Libériens parlent des langues locales qui ne sont propres qu’à leur région.

6. Comment les victimes peuvent-elles participer à la procédure ?

En France, les victimes peuvent se constituer « partie civile » au stade de l’enquête comme au cours d’un procès. Une partie civile est soit une personne qui s’estime victime d’une infraction, soit une organisation ayant un intérêt notable dans la poursuite des crimes internationaux et , qu’elle ait ou non subi un préjudice direct. En amont du procès, les parties civiles peuvent jouer un rôle essentiel pour attirer l’attention des autorités sur certaines affaires. Elles disposent de droits étendusau stade de l’enquête, tels que l’accès à l’intégralité du dossier pénal par l’intermédiaire de leurs avocats, la possibilité de demander la mise en œuvre de démarches spécifiques dans le cadre de l’enquête, une expertise ou encore le dépôt de conclusions juridiques. Lors d’un procès, les parties civiles peuvent participer activement à la procédure, par exemple en interrogeant les témoins. Les parties civiles peuvent recevoir une indemnisation pour leur préjudice en cas de condamnation. Huit victimes ainsi que Civitas Maxima seront parties civiles dans le cadre du procès de Kunti K.
Les parties civiles doivent être représentées par un·e avocat·e au cours de la procédure. Si elles ne disposent pas de ressources suffisantes, elles ont le droit à ce qu’un·e avocat·e soit désigné·e pour elles à titre gratuit. Elles ont plusieurs autres droits, tels que :
 le droit d’être informées à tous les stades de la procédure,
 le droit d’interroger les témoins,
 le droit de faire une déclaration devant la cour,
 et le droit de faire appel de la décision concernant les réparations.
Dans cette affaire, les parties civiles seront représentées par deux avocats pénalistes français.
Les parties civiles ont également droit à l’interprétation. Même si cela représente un défi, il sera essentiel que les autorités françaises remplissent leur obligation de fournir une interprétation aux parties civiles, en tenant compte de la ou des langues appropriées et nécessaires pour rendre la procédure accessible aux victimes et aux témoins.
Si besoin, les témoins peuvent également bénéficier d’un certain nombre de mesures pour protéger leur identité. Les mesures de protection sont toutefois limitées au territoire français, ce qui pose des problèmes lorsque les témoins se trouvent en dehors des frontières de la France.
Comme les affaires de compétence universelle sont souvent jugées dans des tribunaux situés loin des communautés des victimes, il peut être difficile d’assurer leur participation et de les sensibiliser à la procédure. Pour favoriser la participation, les autorités françaises prévoient généralement le remboursement des frais occasionnés aux témoins et aux parties civiles, tels que ceux liés aux déplacements. Compte tenu des ressources limitées des victimes libériennes impliquées dans l’affaire, Civitas Maxima a débloqué des fonds à l’avance pour permettre aux victimes de prendre part à la procédure autant que possible.
En droit français, les parties civiles ont le droit de demander des réparations sous la forme d’une compensation financière ou d’autres mesures appropriées pour répondre aux dommages physiques, matériels ou émotionnels causés par l’accusé. En cas de condamnation, il s’ensuit une audience civile pour examiner les demandes de réparations. Les juges décident des réparations sans la participation du jury.

7. Dans quelle mesure le procès est-il accessible au public et aux communautés affectées au Liberia et ailleurs ?

En France, sous réserve de certaines exceptions, les procès pénaux sont généralement ouverts au grand public. Le jugement définitif est toujours présenté en audience publique.
Les documents écrits ou transcriptions du procès ne sont généralement pas accessibles au public et aucun enregistrement audiovisuel ou sonore du procès n’est préparé. Toutefois, les parties peuvent demander un enregistrement de la procédure si celui-ci peut présenter « un intérêt pour la création d’archives historiques de la justice ». Cet enregistrement doit être demandé à la Cour d’appel au moins huit jours avant le début du procès. Dans les procès criminels impliquant des crimes contre l’humanité, comme dans le procès de Kunti K., la demande d’enregistrement par le Procureur (ou Ministère public) devrait toujours être accordée. Des demandes d’enregistrement ont été accordées dans de précédentes affaires de crimes internationaux en France, par exemple dans des affaires relatives au génocide rwandais, ou aux crimes de l’ère Pinochet en Argentine et au Chili. Civitas Maxima, dans son rôle de partie civile, a demandé l’enregistrement du procès de Kunti K., qui devrait être accordé, sous réserve de la discrétion judiciaire.
Si un enregistrement est effectué, il peut devenir accessible au public après le prononcé du jugement définitif et de tout jugement en appel. Cela peut néanmoins prendre plusieurs années. En outre, le Président de la Cour d’assises de Paris doit approuver la diffusion de l’enregistrement. Si cette autorisation n’est pas donnée, l’enregistrement devient automatiquement accessible au public 50 ans après le jugement définitif.

8. Les autorités françaises ont-elles mené des actions de sensibilisation auprès des communautés affectées au Liberia ?

Les autorités françaises n’ont pas pris contact avec les communautés affectées au Liberia avant le procès. Des recherches menées par Human Rights Watch et par d’autres organisations ont montré qu’il pouvait exister une forte corrélation entre l’accessibilité des procédures pour les communautés touchées par les crimes et les effets de ces procédures de lutte contre l’impunité sur ces communautés.
Lors du procès sur les attentats terroristes du Bataclan de 2015 à Paris, les autorités françaises ont mis à disposition des parties civiles qui ne pouvaient pas se rendre en France une retransmission audio du procès. De telles pratiques améliorent l’accessibilité des procès et peuvent accroître l’impact des procès français qui traitent de crimes internationaux. Les efforts de sensibilisation ne devraient pas être limités aux affaires de terrorisme et devraient, dans la mesure du possible, être appliqués de la même manière à toutes les affaires qui concernent des crimes graves.
Des organisations non gouvernementales, comme Civitas Maxima et le Global Justice and Research Project, se mobilisent pour que les communautés libériennes puissent suivre le procès. Par exemple, elles collaborent avec des journalistes libérien·nes pour qu’ils·elles puissent assister au procès et en rendre compte, et s’adressent directement à la population libérienne pour parler de ce procès. Des informations régulièrement mises à jour sur le procès et le résumé des procédures seront également publiés sur le site Web de Civitas Maxima.

9. Quelles mesures le gouvernement libérien doit-il prendre pour que les auteurs de crimes internationaux soient tenus de rendre des comptes ?

Le gouvernement libérien devrait demander l’aide des Nations Unies et de ses autres partenaires internationaux, notamment les États-Unis, pour mettre en place un tribunal pour les crimes de guerre au Liberia qui puisse demander des comptes aux auteur·es de ces crimes par le biais de procès équitables et crédibles.
Suite aux conflits, le gouvernement libérien a mis en place une Commission vérité et réconciliation, qui a recueilli les déclarations d’environ 20 000 personnes et entendu le témoignage direct de plus de 800 Libérien·nes, tant dans le pays qu’au sein de la diaspora. Cette commission a été opérationnelle entre 2006 et 2009.
La Commission vérité et réconciliation a recommandé la création d’un tribunal pour crimes de guerre composé de praticiens internationaux et libériens – le Tribunal pénal extraordinaire pour le Liberia– qui aurait pour mandat de juger les chefs des factions belligérantes et autres « auteurs les plus notoires » pour les crimes liés à la guerre civile. Les auteur·es de crimes de rang inférieur seraient jugés par les tribunaux existants ou feraient l’objet d’alternatives à des sanctions pénales.
Plus d’une décennie plus tard, et malgré les appels pressants d’acteurs nationaux et internationaux, notamment au travers d’une vidéo en 2019, pour que les auteur·es de ces crimes aient à rendre des comptes, le tribunal pour les crimes de guerre n’a pas été créé, et personne n’a encore été poursuivi en justice par le Liberia pour les crimes internationaux commis pendant les deux conflits armés.
Le Président Weah a suscité des espoirs en la matière lorsqu’il a indiqué qu’il mènerait des consultations sur la création d’un tribunal à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations unies en 2018, mais il est depuis resté plutôt silencieux sur la question ; simultanément, le Sénat libérien a approuvé une proposition préoccupante visant à créer une nouvelle commission chargée de réexaminer le mandat, l’analyse et les recommandations de la CVR, une mesure qui, si elle est adoptée, retarderait encore l’exécution de la justice pour les victimes de ces crimes.

10. Y a-t-il eu d’autres procès à l’étranger ?

Comme pour l’affaire Kunti K., les autres affaires de crimes présumés commis pendant la guerre civile au Liberia ont toutes été jugées en dehors du Liberia, devant des tribunaux européens ou états-uniens.
En juin 2021, la Suisse a obtenu une condamnation historique pour des crimes de guerre commis au Liberia lorsqu’un tribunal suisse a condamné Alieu Kosiah, un ancien commandant du Mouvement uni de libération du Liberia pour la démocratie (United Liberation Movement of Liberia for Democracy), en vertu de la loi helvétique sur la compétence universelle. L’accusé, Alieu Kosiah, a été le premier Libérien à être condamné pour des crimes de guerre commis pendant la première guerre civile libérienne. L’affaire est actuellement en appel.
En 2008, un tribunal fédéral étatsunien a condamné Chuckie Taylor, ancien chef de l’unité antiterroriste et fils de l’ancien président libérien Charles Taylor, pour des actes de torture commis pendant la deuxième guerre civile du pays.
En dehors du Liberia, des autorités ont également enquêté sur, jugé et condamné des personnes pour des crimes relatifs au non-respect des lois sur l’immigration qui remontent à l’époque des deux guerres civiles, comme le fait de mentir sur des formulaires d’immigration au sujet de sa participation à des abus commis au Liberia.
Un tribunal américain a condamné l’ancien dirigeant de l’Ulimo, Mohammed Jabbateh, et le porte-parole du Front patriotique national du Liberia, Jucontee Thomas Smith Woewiyu, pour fraude et parjure, ces deux individus n’ayant pas révélé aux services d’immigration américains leur participation à des crimes de guerre présumés pendant la première guerre civile du pays.
En 2022, un tribunal américain a inculpé l’ancien commandant général des forces armées du Liberia, Moses Wright, pour des crimes de fraude à l’immigration. Il est soupçonné d’avoir menti sur sa participation à des violations des droits humains au Liberia dans des formulaires et entretiens d’immigration. En plus des affaires pénales, un procès civil intenté par des victimes libériennes contre Moses Thomas, ancien colonel des forces armées du Liberia, a reconnu sa responsabilité dans un massacre de 1990, au cours duquel environ 600 civils ont été tués dans une église. En août 2022, un tribunal de Pennsylvanie a accordé des dommages et intérêts historiques d’un montant total de 84 millions de dollars américains aux quatre victimes.
Les crimes commis à l’époque des guerres civiles ont également fait l’objet d’autres enquêtes, qui soit n’ont pas débouché sur la tenue d’un procès, soit se sont soldées par un acquittement. En 2014, les autorités belges ont ainsi arrêté Martina Johnson, ancienne commandante du NPFL, pour sa participation présumée à des crimes de guerre, mais l’affaire semble aujourd’hui être au point mort.
En 2017, les autorités britanniques ont inculpé Agnes Reeves Taylor pour son rôle présumé dans des actes de torture au Liberia entre décembre 1989 et janvier 1991, maisl’affaire a été classée sans suite en 2019.
En Finlande, le procès de Gibril Massaquoi pour des crimes présumés commis lors de la deuxième guerre civile libérienne s’est soldé par un acquittement en avril 2022, le tribunal ayant estimé que les charges n’étaient pas prouvées au-delà de tout doute raisonnable. Cette affaire est actuellement en appel.
La société civile a joué un rôle central pour une grande partie de cette activité judiciaire, notamment la collaboration entre les organisations Global Justice and Research Project, basée à Monrovia et Civitas Maxima, basée à Genève, ainsi que le Center for Justice and Accountability, basé à San Francisco.

11. Le gouvernement du Liberia soutient-il la tenue du procès de Kunti K. en France ?

En 2019, le gouvernement libérien a activement coopéré avec les autorités françaises dans le cadre d’une mission d’enquête d’une semaine dans le comté de Lofa, au nord-ouest du Liberia, où Kunti K. aurait dirigé la faction locale de l’Ulimo. C’était la première fois depuis la fin des guerres civiles libériennes que des autorités judiciaires étrangères collaboraient avec les autorités libériennes pour reconstituer des scènes de crimes présumés. Pour cette reconstitution, le juge d’instruction, les avocat·es de la défense et les parties civiles se sont rendu·es au Liberia avec les autorités chargées des poursuites. Civitas Maxima a pointé l’importance d’une telle coopération avec les autorités françaises.
Depuis 2019, le gouvernement libérien a autorisé d’autres autorités judiciaires à entrer au Liberia dans le cadre d’affaires liées à des crimes de guerre. Pour le procès de Gibril Massaquoi devant un tribunal finlandais en 2021, un accord entre les autorités finlandaises et libériennes a permis à certaines parties du procès de se dérouler au Libéria, où les juges finlandais ont entendu de multiples témoins. Dans cette affaire, les autorités libériennes ont fourni un lieupour le déroulement de la procédure mais n’ont pas été impliquées dans l’enquête. Les autorités françaises n’ont pas annoncé leur intention de mettre en œuvre un tel modèle pour le procès de Kunti K.

12. Comment le droit et la pratique de la compétence universelle en France se comparent-ils à ceux d’autres pays d’Europe ?

Ces deux dernières décennies, les autorités nationales d’un nombre croissant de pays, dont la France, ont engagé des poursuites dans des affaires de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, de génocide et de torture commis à l’étranger. Parmi les affaires marquantes les plus récentes, on peut citer la condamnation en Allemagne d’un ancien officier des services de renseignement syriens pour crimes contre l’humanité en janvier 2022, et la condamnation en 2021 d’Alieu Kosiah en Suisse pour crimes de guerre commis au Liberia.
Dans l’Union européenne, le Réseau européen de points de contact concernant les personnes responsables de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre (communément appelé « Réseau génocide de l’UE ») a renforcé la coopération et facilité le partage des meilleures pratiques de justice entre les États membres de l’UE, notamment sur les questions de compétence universelle.
Si la France est engagée sur les questions de justice internationale, soutenant activement des mécanismes tels que la Cour pénale internationale (CPI) et le Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII) , sa loi sur la compétence universelle sont plus limitées que celles d’autres pays européens comme l’Allemagne. Des organisations non gouvernementales, des parlementaires français, une unité spécialisée de la police française (l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine - OCLCH) et d’autres ont critiqué les limites de la législation française en matière de crimes internationaux.

13. Quelles sont les limites de la loi française de compétence universelle et quelles sont les améliorations nécessaires ?

La loi française de compétence universelle sont limitées par quatre exigences, parfois appelées les « quatre verrous ».
 L’accusé·e doit avoir sa « résidence habituelle » en France. Cette exigence crée un risque dans la mesure où l’auteur·e d’un crime peut rester en France pendant de longues périodes tout en échappant à toute responsabilité pénale.
 Les crimes doivent être expressément codifiés dans l’État où ils ont été commis. Il s’agit d’une approche restrictive de ce que l’on appelle la « règle de la double incrimination », qui exige qu’un acte pour lequel une personne est poursuivie ou extradée constitue un crime à la fois dans le pays d’accueil et dans le pays où l’acte a initialement eu lieu. Cette règle de double incrimination a été abandonnée pour le crime de génocide par le Parlement français en 2019.
 Les procureur·es français·es doivent vérifier si une juridiction nationale ou internationale s’est déclarée compétente avant d’ouvrir une enquête. C’est ce que l’on appelle la « subsidiarité » ou la « complémentarité inversée ». Cette exigence – qui ne s’applique pas aux autres crimes en France – crée une charge supplémentaire pour les procureurs et signifie que si des procédures nationales sont engagées contre une personne, celle-ci peut être protégée contre d’éventuelles poursuites en France, quelle que soit la qualité du processus judiciaire en cours.
 Le « monopole des poursuites  » permet au·à la seul·e procureur·e de décider ou non d’ouvrir une enquête. Ce pouvoir discrétionnaire, qui n’existe pas pour les autres crimes en France, limite l’accès des victimes de crimes graves aux autorités judiciaires pour ouvrir des enquêtes.
Si ces verrous ne s’appliquent pas aux cas de torture et aux crimes internationaux commis au Rwanda et en ex-Yougoslavie, ces restrictions constituent toujours des obstacles importants pour lutter contre l’impunité des auteur·es de crimes internationaux.
En novembre 2021, la Cour de cassation française, la plus haute juridiction du système judiciaire français, a estimé que les tribunaux français n’étaient pas compétents dans le cas d’un ancien agent syrien présumé qui avait demandé l’asile en France et était accusé de complicité de crimes contre l’humanité. La Cour a estimé que les poursuites ne pouvaient pas être engagées en vertu du droit français car le droit syrien ne criminalise pas explicitement les crimes contre l’humanité. Cette décision renforce les inquiétudes selon lesquelles la France pourrait servir de terre de refuge pour les personnes responsables des pires crimes perpétrés dans le monde et souligne l’urgente nécessité de poursuivre la réforme de la loi française de compétence universelle. L’assemblée plénière de la Cour de cassation doit tenir une assemblée plénière sur cette affaire dans les mois qui viennent.
À la suite de cette décision, le gouvernement français s’est dit ouvert à une réforme de la loi de compétence universelle, si la cour de cassation devait confirmer sa dernière décision sur le principe de double incrimination, et le Ministère public a également appelé à une réforme de la loi. En juin 2022, un député français, avec le soutien d’une association de victimes syriennes, a déposé un projet de loi proposant la suppression de toutes les limitations de la loi française sur la compétence universelle. Ce projet de loi n’a pas encore reçu le soutien du gouvernement. En raison des élections législatives françaises de 2022, le projet de loi a été redéposé et inscrit à l’ordre du jour de la nouvelle Assemblée nationale pour une discussion future.
Les autorités françaises devraient mettre leur loi de compétence universelle en conformité avec leurs engagements en matière de justice pour les crimes internationaux, et ce sans délai, en abrogeant ou en réformant les quatre conditions nécessaires au traitement d’affaires relevant de la compétence universelle.

14. Combien de dossiers sur des crimes graves ont-ils été ouverts en France ?

En France, il y a en octobre 2022 plus de 160 affaires initiées par le Parquet au titre de la compétence universelle. Selon les derniers chiffres disponibles, il y aurait plus de 80 informations judiciaires en cours et 80 autres affaires seraient au stade de l’enquête préliminaire. Cinq procès sont en cours et quatre personnes ont déjà été condamnées.
Ces affaires concernent des crimes commis par des ressortissants de plus de 30 pays, dont l’Ukraine, la République démocratique du Congo, la Libye, la Côte d’Ivoire ou le Sri Lanka. Le Rwanda reste une priorité pour les enquêteur·ices français·es avec 34 dossiers en cours liés au Rwanda, bien qu’un nombre croissant de dossiers concernant des crimes internationaux commis au Moyen-Orient aient été ouverts ces dernières années. La zone iraqo-syrienne est désormais la plus importante dans la charge de travail de l’unité des crimes de guerre, avec 40 affaires potentielles.
La décision de la Cour de cassation de novembre 2021 crée une incertitude pour nombre de ces affaires. Selon des informations publiées dans la presse, cette décision pourrait avoir un impact sur plus de 36 des 80 enquêtes préliminaires concernant des crimes contre l’humanité, et 13 des 80 enquêtes actuellement en cours.

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