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Le Kenya hanté par ses heures sombres

La première économie d'Afrique de l'Est, traumatisée par le bain de sang postélectoral de 2007, craint de nouvelles violences en marge des élections multiples du 4 mars.

Par Christophe Châtelot

Publié le 01 mars 2013 à 15h06, modifié le 04 mars 2013 à 11h15

Temps de Lecture 5 min.

Un militant de la coalition ODM/CORD (mouvement démocratique Orange) à Garissa. La région Garissa, à l'est du Kenya, à subit un regain de violence ces derniers mois, dus notamment à la proximité de la Somalie.

Ce cauchemar hante les nuits des Kényans à l'approche des élections multiples du 4 mars (présidentielle, législatives, sénatoriales et régionales) : que se répète le drame de l'hiver 2007-2008 avec son cortège de viols, pillages et lynchages. Il y a cinq ans, en décembre 2007, le dernier scrutin s'était en effet terminé dans un bain de sang. "En l'espace de sept semaines, et en raison de la contestation des résultats, 1 133 personnes ont été victimes d'exécutions, 900 de violences sexuelles, et 350 000 de déplacements forcés. De nombreuses personnes ont également été victimes de destruction de biens", rappelle la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH).

Quelle fut l'issue du conflit postélectoral de 2007-2008 ?

Ce déchaînement de violences, le pire depuis l'indépendance du pays en 1963, fut stoppé, notamment grâce à l'implication personnelle de l'ancien secrétaire général des Nations unies Kofi Annan, qui, en février 2008, parvint à faire accepter un partage du pouvoir aux deux principaux ennemis politiques : Raila Odinga, du Mouvement démocratique orange, et l'actuel président, Mwai Kibaki, du Parti national de l'unité.

En août 2010, une nouvelle Constitution, prévoyant notamment une décentralisation très poussée des institutions et une nouvelle structure du pouvoir kényan, était adoptée par référendum. "Alors que le Kenya se prépare aux élections, il faut rappeler les progrès remarquables accomplis ces dernières années [qui placent] de nouveau le pays sur une trajectoire positive", écrivait Kofi Annan dans une lettre du 13 janvier 2013 adressée aux Kényans. "En cinq ans, écrivait l'ancien secrétaire général de l'ONU, les bases d'une paix durable, de la stabilité, d'une justice respectant l'Etat de droit se renforcent graduellement." "Le Kenya est maintenant doté d'une Constitution parmi les plus progressistes d'Afrique, qui garantit la promotion et la protection des droits sociaux, économiques et politiques des citoyens", ajoutait-il.

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Quels sont les risques d'une nouvelle flambée de violences ?

La nouvelle Constitution de 2010, qui institue un Parlement bicaméral et des gouverneurs, a notamment corrigé un système électoral inéquitable qui assurait au vainqueur de rafler tous les postes. Ce winner-takes-all system, comme disent les Anglo-Saxons, alimentait une pratique clientéliste dont bénéficiaient alors quelques groupes ethniques au détriment des autres. Cela a nourri des frustrations qui ont alimenté les violences de 2007 et que l'on peut rassembler sous le triptyque : luttes tribales, conflits fonciers, ambitions politiques.

Or ce contexte n'a pas totalement disparu. Dans sa lettre du mois de janvier, Kofi Annan restait d'ailleurs très prudent en parlant de "trajectoire positive". Autrement dit, il reste du chemin à parcourir. Plus loin dans son courrier, le diplomate d'origine ghanéenne lançait d'ailleurs un avertissement : "L'intimidation, la violence électorale et les rivalités interethniques peuvent mettre en péril tout le processus (...). C'est pourquoi les événements violents récents et les tensions croissantes avant le scrutin sont profondément inquiétants."

Le président américain, Barack Obama, dont les origines familiales kényanes ne sont pas étrangères à l'intérêt qu'il porte au pays depuis sa première élection en 2008, a récemment appelé les différentes parties au calme. "Vous pouvez montrer ainsi au monde entier que vous n'êtes pas seulement les membres d'une tribu ou d'une ethnie, mais les citoyens d'une nation grande et fière", a-t-il écrit dans une lettre.

Les deux hommes se référaient notamment aux affrontements meurtriers qui ont opposé à partir de l'été 2012 les communautés orma et pokomo dans le delta de la rivière Tana. Dans cette région déshéritée située à l'est de Nairobi et côtière de l'océan Indien, la lutte préélectorale pour le poste de gouverneur a tourné au massacre entre voisins. D'autres violences ont aussi secoué le port de Mombasa. Et des rumeurs inquiétantes circulent sur la distribution d'armes à la population ainsi que sur la reconstitution (ou la création) d'escadrons de la mort comparables à ceux qui enflammèrent le pays en 2007-2008.

Pourquoi le thème de la justice internationale a-t-il dominé la campagne ?

Une réédition de ce scénario n'a évidemment rien d'inéluctable, mais beaucoup d'observateurs s'inquiètent du sentiment d'"impunité rampante" qui imprègne les auteurs des violences passées et pourrait les inciter à recommencer. La FIDH s'étonne en effet que la justice kényane n'ait traité qu'une trentaine de dossiers liés aux crimes de 2007 et que la plupart se soient soldés par des non-lieux ou bien aient "été bloqués par les politiciens impliqués" dans les violences.

Les cas les plus emblématiques concernent deux des principaux acteurs de la future élection. Uhuru Kenyatta, vice-premier ministre, et William Ruto se faisaient la guerre en 2007. Ils sont, pour cette raison, inculpés de crimes contre l'humanité par la Cour pénale internationale (CPI). Leur procès est censé commencer le 10 avril à La Haye, une semaine avant un éventuel deuxième tour de la présidentielle. Opposés il y a cinq ans, les deux hommes forment cette année l'un des deux tickets favoris pour l'élection. Cette union de circonstance entre les deux champions des communautés kikuyu et kalenjin, qui s'entre-tuaient il y a cinq ans, fait dire à certains que ce scrutin ressemble à un référendum pour ou contre la CPI.

Les deux hommes contestent en effet la légitimité de la CPI et accusent leur principal adversaire, l'actuel premier ministre, Raila Odinga, d'être l'instrument de l'étranger et responsable de leurs démêlés avec une justice internationale partiale. Le sujet a dominé la campagne électorale jusqu'à éclipser d'autres questions essentielles pour l'avenir du Kenya : les profondes inégalités régionales, une pauvreté source de violences urbaines et un taux de chômage qui frappe 40 % de la population active, les jeunes principalement.

Quel est le bilan économique du président sortant ?

La première économie d'Afrique de l'Est, qui avait été durement touchée par les événements de 2007-2008, s'est relevée. Le pays continue d'attirer les investisseurs étrangers, mais la perle d'Afrique de l'Est a perdu son image de stabilité.

Le bilan du président sortant, Mwai Kibaki (81 ans), qui ne se représente pas après dix ans passés à la tête du pays, affiche d'ailleurs des résultats en dents de scie. La forte croissance économique, les investissements (au prix d'un fort endettement) dans les infrastructures, l'éducation et la santé sont notamment assombris par une corruption endémique et plusieurs affaires retentissantes, dont le scandale Goldenberg, vaste escroquerie à l'importation dans laquelle de l'argent public était prétendument utilisé pour acheter toutes sortes de biens - navires, or... - qui n'existaient pas.

Dans son livre It's Our Turn to Eat ("A notre tour de manger", Fourth Estate Ltd, en anglais), la journaliste britannique Michela Wrong décrit ce système clientéliste et corrompu qui mine le pays. Le premier président, Jomo Kenyatta, était un Kikuyu, et les Kikuyu sont devenus riches. Après sa mort, les tribus anti-Kikuyu ont joint leurs forces et Daniel Arap Moi a été élu. C'était un Kalenjin. Les hommes politiques kalenjin se sont mis à acheter des Mercedes et leurs épouses à faire leur shopping à l'étranger. Les Kikuyu ont convaincu d'autres tribus anti-Kalenjin de s'allier à eux, et le Kikuyu Mwai Kibaki a été élu. Sa réélection contestée en 2007 restera à jamais entachée par les violences qui suivirent.

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