23 janvier 2025. Les organisations de la société civile africaine (OSC) et diverses organisations non gouvernementales internationales soussignées expriment leur profonde préoccupation face à l’escalade des tensions politiques et aux conflits en cours en Éthiopie. Nous condamnons fermement les actions délibérées du gouvernement éthiopien, visant à discréditer et à saper les OSC légitimes engagées à dénoncer les violations systémiques des droits humains dans le pays.
Les OSC africaines ont été encouragées par des réformes juridiques progressistes menées en Éthiopie avec l’arrivée de nouveaux dirigeants en 2020, notamment l’adoption d’une législation qui a levé les restrictions sur le travail de la société civile en général et des OSC de défense des droits humains en particulier. Cependant, les tendances récentes, notamment la suspension injustifiée d’importantes OSC sur la base d’accusations vagues et extrajudiciaires, suscitent des inquiétudes quant à l’annulation des acquis des réformes démocratiques de 2019.
En tant que pays hôte des principales institutions de l’Union africaine (UA), l’Éthiopie joue un rôle crucial dans le respect des principes inscrits dans l’Acte constitutif de l’UA et dans l’Agenda 2063. L’Éthiopie a récemment été élue au Conseil des droits de l’homme des Nations unies, démontrant ainsi son engagement en faveur des droits humains. Elle ne peut permettre que la répression porte atteinte aux obligations démocratiques régionales et crée un précédent trompeur pour l’espace civique sur le continent.
Le 25 décembre 2024, le Conseil éthiopien des droits humains (Ehrco) et le Centre éthiopien des défenseur·es des droits humains (EHRDC), deux importantes organisations de défense des droits humains en Éthiopie, ont été informés de leur suspension par l’Agence pour les organisations de la société civile (Acso), qui gère les entités à but non lucratif du pays. Cette décision fait suite à la suspension par l’ACSO de trois autres groupes de défense des droits humains : l’Association pour les droits humains en Éthiopie (Ahre), le Centre pour l’avancement des droits et de la démocratie (Card) et Lawyers for Human Rights (LHR). Les suspensions de Card et de LHR ont été brièvement levées avant d’être réimposées.
Les autorités éthiopiennes ont adressé une nouvelle série d’avis de suspension à l’Ehrco et à l’EHRDC le jour de Noël, soulignant l’intensification de la répression contre les organisations indépendantes. Ces avis sont intervenus alors que la plupart des partenaires bilatéraux, multilatéraux et de développement de l’Éthiopie avaient fermé leurs bureaux pour les vacances.
Outre la suspension injustifiée d’OSC de premier plan, nous sommes préoccupé·es par des rapports troublants sur le harcèlement des défenseur·es des droits humains par des agents de sécurité, ce qui a poussé certain·es d’entre elles·eux à s’exiler. Il est tout à fait inacceptable d’assister à une telle vague de répression, d’oppression et d’exil forcé des défenseur·es des droits humains. De telles actions sont en contradiction flagrante avec les principes démocratiques inscrits dans l’Acte constitutif de l’UA. Nous savons tous et toutes que de tels comportements ont conduit certains pays du continent à des conflits de grande ampleur.
« Ces suspensions, qui font suite à de nombreuses attaques contre des acteurs de la société civile et des journalistes, démontrent un schéma clair visant à saper le travail indépendant en matière de droits humains en Éthiopie », a déclaré le professeur Adriano Nuvunga, directeur du Centre pour la démocratie et les droits humains et président de SouthernDefenders. « Il faut que tou·tes ceux et celles qui influencent le gouvernement éthiopien réagissent vigoureusement. »
La participation active de la société civile est essentielle pour parvenir à une bonne gouvernance et garantir la responsabilité, ce qui correspond aux objectifs clés de l’Agenda 2063 de l’Union africaine. Le recours à la répression et à la coercition, ainsi que l’exil forcé des défenseur·es des droits humains, contredisent les principes énoncés dans l’Acte constitutif de l’UA et ont historiquement conduit à des conflits de grande ampleur dans divers pays, y compris en Éthiopie.
« Les vagues allégations sont devenues une caractéristique déterminante de l’Acso, qui fonctionne comme le bras armé de la répression gouvernementale contre le mouvement éthiopien des droits humains », a déclaré Hassan Shire, directeur exécutif de DefendDefenders et président d’AfricanDefenders. « Outre les groupes les plus en vue qui sont visés, les victimes sont toutes les personnes véritables que ces organisations ont aidées et soutenues. Il s’agit des défenseur·es des droits humains et des citoyen·nes éthiopien·nes qui risquent de perdre un moyen essentiel de demander réparation pour les abus commis et d’améliorer la situation des droits humains en Éthiopie. »
Nous reconnaissons l’importance de la diversité politique ; cependant, les préjugés politiques ne devraient jamais justifier les violations des droits humains et des libertés fondamentales. Le gouvernement éthiopien doit reconnaître que sa responsabilité première est de respecter et de protéger ces droits. Ce n’est pas à lui de commettre des violations ou d’imposer des limitations. Les droits humains doivent refléter les aspirations des personnes à une vie digne. Il est préoccupant que l’Éthiopie ait constamment ignoré les décisions et les recommandations de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), en particulier celles concernant la protection des défenseur·es des droits humains et des OSC en général.
Le mécanisme d’enquête établi par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, la Commission internationale d’experts en droits de l’homme pour l’Éthiopie (ICHREE), a été supprimé en 2023 après la publication de deux rapports faisant état de graves violations du droit international, notamment de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, et la nécessité de rendre des comptes dans le pays reste primordiale. De nombreux défis subsistent, et l’impunité pour les violations des droits humains constitue l’un des sujets de souffrance.
« Alors que l’Éthiopie rejoint les rangs des principaux organismes mondiaux de défense des droits humains, nous devons assister à une critique plus ouverte du processus de justice transitionnelle défectueux du pays, ainsi qu’à un examen plus approfondi de son bilan en matière de droits humains » , a déclaré Fatou Jagne Senghore, fondatrice du Centre pour les droits de la femme et le leadership (CWRL). « Nous avons besoin de la pression politique des allié·es stratégiques, des missions diplomatiques à Addis-Abeba, des partenaires de développement et des organisations régionales. Il faut accorder plus d’attention aux questions de droits humains en suspens et trouver une voie crédible pour rendre des comptes sur toutes les violations graves et les abus commis dans le pays. »
Nous pensons qu’il n’y aura pas de démocratie durable, de paix et de stabilité en Éthiopie sans un espace civique ouvert qui garantit un environnement favorable aux défenseurs des droits humains, aux organisations et aux médias pour qu’ils puissent agir sans entrave, sans interférence et sans représaille.
Nous exigeons instamment au gouvernement éthiopien de :
1. Montrer son engagement en faveur de la liberté d’association telle qu’elle est inscrite dans la constitution éthiopienne en s’abstenant de prendre des mesures qui restreignent l’espace civique, permettant ainsi aux défenseur·es des droits humains de mener leurs activités sans crainte ni contrainte.
2. Accorder la priorité à la protection des défenseur·es des droits humains dans son programme. Cela implique de favoriser un dialogue constructif avec ces personnes et de s’abstenir de toute action répressive. En outre, le gouvernement éthiopien doit prendre les mesures nécessaires pour que les défenseur·es puissent exercer leur activité en toute sécurité, à l’abri des menaces pesant sur leur intégrité physique et morale.
3. Rétablir sans plus attendre le Conseil éthiopien des droits humains (Ehrco), le Centre éthiopien des défenseur·es des droits humains (EHRDC), l’Association pour les droits humains en Éthiopie (Ahre), le Centre pour l’avancement des droits et de la démocratie (Card) et les Avocat·es pour les droits humains (LHR).
4. Engager un dialogue avec les OSC suspendues afin de résoudre toute question susceptible d’être perçue différemment.
5. S’abstenir de toute pratique autoritaire et faire respecter les droits inscrits dans la Déclaration universelle des droits humains (DUDH) et la Charte africaine des droits humains et des peuples.
Nous appelons la communauté internationale à :
1. Redoubler d’efforts pour garantir l’examen de la situation des droits humains en Éthiopie et mettre fin à l’impunité des violations aux niveaux régional et international, notamment au sein de la Commission africaine des droits humains et des peuples et du Conseil des droits humains des Nations unies.
2. Faire en sorte que les auteur·es de violations des droits humains répondent à leurs actes et soutenir les défenseur·es des droits humains et leurs organisations en Éthiopie.
Contexte :
À la suite de sa suspension, l’EHRDC a publié une déclaration détaillant les allégations de l’Acso, qu’elle a réfutées. L’EHRDC a ajouté qu’elle avait « régulièrement soumis des rapports opérationnels et financiers à l’Acso, qui ont été reconnus comme légaux et conformes ». L’EHRDC a fait état d’une enquête injuste et opaque en dehors de toute procédure régulière. De même, l’EHRCO a rejeté les allégations de l’Acso et réaffirmé son indépendance.
La Commission éthiopienne des droits humains (EHRC) a fait part de ses préoccupations à ce sujet et a demandé la levée des suspensions.
Ces suspensions s’ajoutent aux actes d’hostilité des autorités éthiopiennes à l’encontre des acteurs indépendants qui dénoncent les violations systématiques des droits humains dans le pays. Ces actes comprennent le harcèlement extrajudiciaire, les campagnes de diffamation, l’intimidation, les menaces, les arrestations et détentions arbitraires et les agressions physiques contre les défenseur·es des droits humains et les journalistes. Plusieurs défenseur·es des droits humains ont été contraint·es de quitter le pays.
Les attaques contre le mouvement éthiopien des droits humains sont en rupture avec les développements de 2018-2019, qui comprenaient l’ouverture de l’espace civique, l’adoption d’une nouvelle proclamation des OSC et une plus grande liberté des médias. La société civile aux niveaux national, régional et international a salué ces évolutions, qui ont conduit d’éminentes personnalités de la société civile à revenir en Éthiopie après des années d’exil.
La suspension des groupes de défense des droits humains les plus importants d’Éthiopie intervient à la suite de la guerre dans le Tigré (2020-2022) et alors que les combats se poursuivent avec des acteurs non étatiques dans plusieurs régions du nord de l’Éthiopie, notamment Amhara, Oromia et Tigré, menaçant ainsi l’unité et la stabilité du pays.
Les garanties procédurales liées aux décisions de suspension ou de dissolution, décrites dans la Proclamation CSO 2019 (Proclamation n° 1113/2019), n’ont pas été respectées. Ces garanties comprennent l’obligation pour l’ACSO de fournir une justification écrite pour tout avertissement donné à une OSC, ainsi que les mesures à prendre et un délai pour rectifier la ou les violations présumées (article 78(2)). La gradation des mesures comprend un « avertissement strict » (en cas de faute grave ou de manquement à un avertissement simple), la suspension (en cas de manquement à un avertissement strict) et la dissolution (articles 78(3) et 78(4)).
L’article 79 de la Proclamation énonce un principe général de respect des droits de la défense et des procédures régulières, y compris le droit d’être entendu et le droit de contester les décisions de l’Acso devant les tribunaux.
Conformément à l’article 79, l’Acso peut lancer et mener des enquêtes sans contrôle judiciaire. L’Agence a le pouvoir de déterminer même si elle a des « raisons suffisantes » de mener une enquête (article 77, paragraphe 2). Ce terme est trop vague et, en tant que tel, ne constitue pas une garantie procédurale contre les décisions qui constituent une ingérence excessive et illégale des autorités dans les activités des OSC. Le contrôle judiciaire ne peut intervenir qu’à la fin du processus, après que des mesures administratives ont été prises par l’Agence ou son directeur général (78(5)).
Dans ses lignes directrices sur les libertés de réunion et d’association, la Commission africaine des droits humains et des peuples (CADHP) a précisé que les inspections « ne doivent avoir lieu qu’en cas d’allégation bien fondée d’une grave violation de la loi » et que la suspension ne peut être prise qu’à la suite d’une décision de justice, et la dissolution qu’à la suite d’une procédure judiciaire complète et de l’épuisement de tous les mécanismes d’appel disponibles.
Les interprétations de la Proclamation par l’Acso n’ont pas été utilisées à la lumière du principe primordial de la liberté d’organisation. Le principe énoncé à l’article 62 de la Proclamation, à savoir que les organisations ont le « droit de s’engager dans toute activité légale pour atteindre [leurs] objectifs » (62(1)), n’a pas été respecté. L’Acso semble avoir détourné ses principes.
En ce qui concerne la suspension d’associations, le rapporteur spécial des Nations unies sur les libertés de réunion pacifique et d’association a souligné, dans ses bonnes pratiques, que « la suspension et la dissolution involontaire d’une association sont les formes les plus sévères de restriction de la liberté d’association. Par conséquent, elles ne devraient être possibles qu’en cas de danger clair et imminent résultant d’une violation flagrante de la législation nationale, dans le respect du droit international des droits humains. Elles doivent être strictement proportionnelles à la gravité de la situation. Elles doivent être strictement proportionnelles au but légitime poursuivi et n’être utilisées que lorsque des mesures plus douces seraient insuffisantes » (Rapport du rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et d’association, UN Doc. ONU A/HRC/20/27, 21 mai 2012, par. 75).