Le passage en force du président Pierre Nkurunziza pour un troisième mandat a plongé le Burundi dans une violente crise qui a déjà fait des centaines de morts et plus de 260 000 personnes réfugiées dans les pays voisins. La dégradation continue de la situation des droits humains dans le pays a poussé l’Union africaine à demander à la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) d’effectuer une mission d’enquête au Burundi. Une délégation de la CADHP s’est rendue au Burundi mi-décembre dont la publication du rapport est attendue. Qu’elle est votre évaluation de la situation et préconisations à l’attention des autorités burundaises, des acteurs politiques et de la communauté internationale ?
Je vous remercie. Le Conseil de paix et de sécurité avait demandé à la Commission africaine des droits de l’Homme et des Peuples (CADHP) d’effectuer une mission d’établissement des faits au Burundi. Cela a été fait mi-décembre. Une fois la mission effectuée, le rapport suit notre procédure interne qui est celle de discuter du rapport au sein de la CADHP étant entendu que ce ne sont pas tous les commissaires qui ont été impliqués dans la mission. Après discussion de la Commission lors de sa session extraordinaire de février, elle va adopter le rapport et le présenter devant le Conseil de paix et de sécurité. Les conclusions préliminaires ont été effectivement envoyées à chacun des commissaires. Il s’agit d’une situation assez difficile car il y avait des fusillades et des assassinats qui ont été constatés par les membres de la Commission pendant qu’ils étaient à Bujumbura. Il y a eu des attaques de rebelles et les forces de l’ordre ont riposté faisant des victimes. Tout cela pendant que la mission était en cours. Donc ceci évidemment a fait que les conclusions de ce rapport ne sont pas seulement basées sur des faits et des rapports qui ont été faits par d’autres. C’est vraiment le vécu de la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples qui sera rapporté dans ce rapport et les commissaires vont fonder leurs recommandations sur ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils ont entendu. D’après les premières analyses, n’ayant pas été membre de cette mission, il y a une situation qui mérite une attention plus soutenue de la part de l’Union africaine (UA), des mesures d’urgence de mise en sécurité des populations, et aussi un suivi par rapport à la situation des droits de l’Homme en général. De ce point de vue, la Commission a déjà soumis une demande pour effectuer une deuxième mission plus globale en ce qui concerne l’évaluation des besoins en terme de promotion et de protection. La première mission s’est déroulée sur 5 jours donc la Commission a déjà demandé aux Nations Unies de pouvoir faire une deuxième mission plus générale et conjointe, si possible, avec les mécanismes des Nations Unies. Nous attendons l’autorisation de cette mission et notamment l’accompagnement nécessaire de la part des Nations Unies. D’ores et déjà, la Rapporteure spéciale sur les réfugiés, demandeurs d’asile, migrants et personnes déplacées, la commissaire Maya Sahli Fadel, a été désignée pour faire partie d’une mission d’enquête des Nations unies en sa qualité de Rapporteure sur les réfugiés et est notamment attendue au Burundi. Ce qui fera une deuxième évaluation de la situation, en attendant que la mission plus globale qui a été demandée puisse être effectuée aussi.
En 2016, 30 élections dont 18 élections présidentielles doivent se tenir dans 21 pays africains. Il y a un an, la CADHP adoptait la Résolution 293 sur les Élections de 2015 en Afrique appelant les États à garantir des processus électoraux crédibles, inclusifs et respectueux des droits et libertés de la société civile. Pour autant, hier au Burundi, aujourd’hui à Djibouti, en République du Congo, ou en Ouganda la répression est en marche. Comment la CADHP compte t-elle s’engager en 2016 en faveur du respect des principes démocratiques et œuvrer pour désamorcer les risques de réduction des libertés et les cycles de violence avant, pendant et après les élections ?
Nous avons toujours suivi les élections dans les différents pays et nous sommes toujours attentifs à comment ces élections sont préparées. Nous avons constamment des espaces de dialogue avec les États au cours de nos sessions ordinaires qui s’organisent tous les six mois. Nous avons constamment aussi une mise à jour des pays dans lesquels les élections doivent se tenir, une mise à jour de la liste. Nous prenons la température de l’atmosphère pré-électorale prévenant aussi un certain nombre de manifestations, de changements anticonstitutionnels et nous élaborons et formulons des résolutions thématiques par pays. Tous les pays dans lesquels ces élections vont se tenir sont concernés par une ou deux résolutions. Nous allons continuer cette élaboration de résolutions pour essayer de les adapter à la situation de chaque pays. Nous alertons, nous sommes en contact avec les départements politiques de l’Union africaine et également avec le Conseil de paix et de sécurité que nous alertons lorsque nous avons des allégations de violences et des violations graves et massives des droits de l’Homme. Nous ne sommes pas impliqués dans les processus de surveillance des élections car nous ne pouvons pas être juges et parties à la fois. A la suite de certaines élections nous avons été saisis de plaintes contre les États par des citoyens qui ont jugé que leurs droits avaient été violés au cours des élections, des citoyens qui ont été menacés, qui ont été obligés de quitter le pays. Donc certaines situations post-électorales nous sont référées, et pour certaines nous avons eu à prendre des décisions, comme le cas du Kenya, du Cameroun. Le Cameroun qui a d’ailleurs exécuté notre décision en indemnisant les victimes de violences électorales. Nous sommes donc dans la prévention par ces résolutions que nous envoyons aux pays intéressés mais également dans la surveillance des violations et de toutes les allégations qui nous parviennent. Par la suite nous faisons des recommandations à l’attention de ces pays, lorsqu’ils présentent leurs rapports périodiques ou lorsque nous sommes autorisés à y entreprendre des missions de promotion au cours desquelles nous rencontrons des représentants des affaires politiques et la société civile. Ce travail de proximité et de dialogue constructif avec les différents acteurs est fait tout au long des années : que ce soit en période pré-électorale, pendant les élections, ou après les élections. Nous appuyons aussi des rapports alternatifs des organisations de la société civile. Dans presque tous les pays africains nous avons des ONG qui ont le statut d’observateur donc nous sommes constamment informés des évolutions de la situation dans les pays et certains des pays ont ratifié la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance et nous pensons qu’en mettant à profit les dispositions de cette Charte et en appliquant les dispositions qui sont issues des instruments ratifiés et en respectant les droits de l’Homme, il est possible de créer une atmosphère dans laquelle les élections peuvent se dérouler dans un esprit démocratique, d’alternance avec au centre le respect des droits humains et des citoyens.
La Commission est particulièrement engagée sur le front de la lutte contre les crimes sexuels. En novembre 2014, la FIDH et l’AMDH, son organisation membre au Mali, ont déposé une plainte au nom de 80 victimes de viols et de violences sexuelles durant l’occupation du Nord du Mali. Jusqu’ici, peu de suites ont été données à cette plainte et seulement deux victimes ont été auditionnées. Qu’elle est votre appréciation de cette situation ? Comment la CADHP peut-elle encourager la lutte contre l’impunité des crimes sexuels au niveau national ?
La situation des violences sexuelles en Afrique d’une manière générale est désespérante. Déjà en temps de paix, les droits des femmes ne sont pas respectés à la hauteur de ce que l’on pourrait espérer. Il y a toujours des violences conjugales, des violences sur les lieux de travail, des violences au sein de la famille et dans la communauté. Et même lorsqu’il y a des viols, nous avons constaté au niveau de certains commissariats de police que ces plaintes sont complètement mises de coté. Cette situation d’impunité fait que lorsqu’il y a un conflit, les violences sexuelles sont d’autant plus accrues. Dans le cas du Mali effectivement toutes ces femmes victimes de violences sexuelles sont des femmes originaires de Gao, de Menaka. Il y a eu un séminaire de renouveau que la CADHP avait organisé en octobre 2015 en collaboration avec le Ministère de la famille, de la femme et de l’enfant dans le but d’évaluer l’impact du conflit sur les droits des femmes et des enfants. A cette occasion, nous avons entendu plusieurs associations dont l’AMDH et l’Association des femmes juristes ainsi que des associations qui étaient impliquées dans l’appui et l’écoute des victimes, dans le soutien psychologique et l’assistance juridique et judiciaire. Dans nos conclusions, nous avons recommandé de renforcer la coordination entre les associations afin de mieux répondre à l’enjeu de protection des droits des femmes. Nous avons aussi recommandé que des avocats soient sollicité pour suivre ces dossiers devant les tribunaux. A la suite de notre séminaire, l’AMDH soutenue par la FIDH et d’autres associations, ont joint leurs efforts pour saisir le tribunal. Malheureusement, peu de progrès ont été constaté et pour que vraiment ces dossiers puissent être étudiés avec célérité, diligence et responsabilité, il importe que des juges d’instruction et des procureurs soient désignés, ce qui n’est pas encore le cas. Quand des obstacles viennent ainsi empêcher la justice d’être rendue, nous constatons que cela impacte les droits des femmes et des filles qui attendent le droit à un recours, le droit à réparation et à l’indemnisation. Une loi a été votée au Mali, ce qui est un progrès mais nous attendons que ces dossiers, notamment les dossiers de crimes sexuels, soient traités rapidement, de façon efficace et impartiale et que les auteurs soient identifiés. Le travail de recherche et d’instruction devrait se faire avec des moyens conséquents pour non que ces dossiers soient jugés mais aussi pour qu’un fond d’indemnisation soit mis en place et puisse bénéficier aux victimes, notamment à leur réhabilitation et leur soutien psychologique.
La CADHP est justement en train de mettre en place, en partenariat avec la FIDH et son organisation membre en Afrique du Sud, Lawyers for Human Rights, un projet de lutte contre les violences sexuelles et leurs conséquences en Afrique. Ce projet a notamment pour but le développement de Lignes directrices pour lutter contre les violences sexuelles et leurs conséquences. Ces lignes directrices seront un outil permettant de guider les Etats dans la lutte contre ce fléau. Elles préconiseront l’adoption de mesures concrètes visant la prévention de ces violations, la répression de leurs auteurs et la protection et le soutien aux victimes, conformément aux obligations régionales et internationales des États. Dans le cadre de ce projet, des avocats seront également soutenus dans le dépôt de plaintes devant les mécanismes régionaux, la Commission et la Cour africaines, pour des cas de violences sexuelles. Le Mali est l’un des 7 pays qui a ratifié le protocole portant création de la Cour Africaine et a également fait la déclaration de l’article 34(6) qui autorise les individus et les ONG à saisir directement la Cour Africaine. Mais, pour cela, il faut que les ONG et les avocats puissent avoir la formation adéquate et connaître la procédure devant la Cour et la Commission africaines. C’est ce que nous nous employons à faire. Le but étant in fine de prévenir les violences sexuelles mais aussi de trouver des réponses adaptées, pertinentes lorsque des crimes sexuels sont commis, tout en respectant la sécurité, la dignité et la protection des droits des femmes et des filles.