En Côte d’Ivoire, la justice se dérobe encore

01/02/2019
Tribune
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Par Mausi Segun (directrice de la division Afrique de Human Rights Watch) et Drissa Traoré (vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains)

En 2011, en pleine crise post-électorale ivoirienne, Fatou Diabaté (pseudonyme), a été violée à Abidjan par des soldats fidèles à Laurent Gbagbo. Courageusement, elle a raconté son histoire aux organisations des droits humains, comme les nôtres, avec l’espoir d’attirer l’attention du monde aux souffrances des victimes ivoiriennes.

Des années plus tard, elle a fait des milliers de kilomètres pour se rendre à La Haye, où Gbagbo était jugé pour crimes contre l’humanité devant la Cour pénale internationale. À la barre des témoins, elle a dû revivre son histoire devant les juges et avocats étrangers de la Cour avec, en prime, la présence toute proche de Gbagbo et de son ancien ministre de la Jeunesse, Charles Blé Goudé.

Le procès pour crimes contre l’humanité de Gbagbo et Blé Goudé a démarré début 2016. Depuis, l’accusation a appelé à la barre des dizaines de témoins et présenté des milliers de pages de preuves documentées. Pourtant, le 15 janvier, les juges de la CPI ont rendu une fin de non-recevoir dans les deux affaires Gbagbo et Blé Goudé. Tout en soulignant que des crimes graves s’étaient bien produits en Côte d’Ivoire, deux juges sur trois ne sont pas convaincus que l’accusation ait établi le lien entre les abus commis sur le terrain et l’ancien chef d’État et son coaccusé.

La fenêtre qui aurait pu déboucher sur la justice pour les crimes post-électoraux est en train de se refermer, aussi bien devant la CPI qu’en Côte d’Ivoire. Mais l’histoire de Diabaté nous rappelle que nous ne devons pas oublier toute la souffrance causée par la crise post-électorale ivoirienne. En 2010, le litige autour de l’élection présidentielle avait entraîné un conflit armé entre les partisans de Gbagbo et ceux du président actuel, Alassane Ouattara, coûtant la vie à plus de 3 000 personnes.

Des miliciens pro-Gbagbo et des forces de sécurité d’élite, ciblant des centaines de partisans réels ou supposés d’Ouattara, les avaient battus à mort à l’aide de briques, exécutés en tirant à bout portant ou encore brûlés vifs. De leur côté, les forces fidèles à Ouattara avaient exécuté des centaines d’hommes issus de groupes ethniques favorables à Gbagbo et torturé des dizaines d’autres. Les deux camps s’étaient livrés à des violences sexuelles.

Les juges de la CPI ont le devoir de respecter le droit à un procès équitable et ne peuvent prononcer de jugement qu’en se basant sur les preuves qu’on leur présente. Mais pour les victimes face à ce jugement, la pilule est difficile à avaler. « Je me suis tellement investie dans cette affaire », explique Fatou Diabaté. « J’ai traversé Abidjan pour raconter mon histoire, alors que la crise battait son plein et que le seul fait de sortir de chez moi était dangereux. Je suis partie à La Haye pour témoigner. Et voilà le résultat ? »

La Procureure de la CPI, Fatou Bensouda, qui compte interjeter appel de la décision de la Cour, a déclaré : « [Nous garderons] avant tout et toujours à l’esprit le sort des victimes [en Côte d’Ivoire]. » Il n’empêche que cette décision vient s’ajouter aux échecs répétés de la CPI et de l’État ivoirien, qui n’ont toujours pas établi la responsabilité des auteurs des crimes atroces commis lors de la crise post-électorale.

Plus de sept ans après le début de l’enquête de la CPI, la Procureure n’a toujours inculpé aucun des commandants pro-Ouattara impliqués dans les massacres et les viols commis par leurs propres forces, renforçant ainsi l’impression d’une justice à sens unique.
Les juges ivoiriens ont passé des années à enquêter avec courage sur les crimes de la crise post-électorale et inculpé de nombreux officiers militaires et responsables politiques, aussi bien dans le camp de Gbagbo que dans celui d’Ouattara. Mais en août dernier, le président Ouattara a annoncé une amnistie. Les organisations de défense des droits humains craignent qu’elle n’entraîne de fait l’impunité générale.

Il existe encore des voies vers la justice pour les victimes ivoiriennes. En plus de son appel contre l’acquittement de Gbagbo et Blé Goudé, il est toujours possible que la Procureure de la CPI émette des mandats d’arrêt pour les crimes commis par les forces pro-Ouattara pendant la crise. L’ordonnance d’amnistie de Ouattara précise que celle-ci ne s’applique pas aux « militaires et membres de groupes armés », ce qui pourrait être utilisé pour exclure de l’amnistie les principaux responsables des deux camps. Par ailleurs le président Ouattara devrait annoncer clairement, si nécessaire à travers une nouvelle législation, que l’amnistie ne protège pas les personnes impliquées dans des crimes de guerre ou contre l’humanité, permettant ainsi aux juges ivoiriens d’avancer et d’ouvrir des procès devant les tribunaux nationaux.

Au lendemain de la crise post-électorale, le président Ouattara a promis de mettre à terme l’impunité qui était une cause principale de la violence de 2010-2011. Mais près d’une décennie plus tard, et avec les élections de 2020 qui approche, les victimes ivoiriennes sont bien en droit d’être déçues. À ce jour, l’État ivoirien et la CPI ont failli à leurs obligations d’enquêter efficacement sur les atteintes aux droits humains de la crise post-électorale et de traduire en justice leurs auteurs. Ils devraient redoubler d’efforts pour remplir leurs engagements envers les victimes et prévenir de nouvelles violences.

Retrouvez la tribune publiée dans Jeune Afrique
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Mausi Segun est directrice de la division Afrique de Human Rights Watch.
Drissa Traoré est un avocat ivoirien. Il est vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH).

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