La crise de 2010-2011 a débuté lorsque le Président sortant, Laurent Gbagbo, a refusé de céder le pouvoir au Président élu Alassane Ouattara à la suite des élections présidentielles de novembre 2010. Au cours des cinq mois de violence et de conflit armé qui ont suivi, au moins 3 000 personnes ont été tuées et plus de 150 femmes violées. Les forces armées des deux côtés ont parfois pris pour cibles des civil·es sur la base de leurs affiliations politique, ethnique ou religieuse.
Sur la base d’une analyse de l’évolution de la gestion judiciaire de la crise post-électorale de 2010-2011 par les autorités ivoiriennes pendant ces 11 dernières années, le rapport conjoint de la FIDH, le MIDH et la LIDHO démontre et dénonce :
– comment les autorités ont mis en échec les efforts de justice pour les crimes de la crise post-électorale ;
– le degré d’ingérence du pouvoir politique dans les questions judiciaires.
2010-2015 : des engagements réitérés, des mécanismes créés, un important travail judiciaire réalisé
Au lendemain de son élection et au cours des premières années, le premier mandat d’Alassane Ouattara a été marqué par des engagements répétés en faveur de la lutte contre l’impunité et d’une justice impartiale. Alassane Ouattara proclamait que l’État ivoirien se trouvait « à l’aube d’une nouvelle ère d’espérance » dans la construction d’un état de droit. En mai 2011, il déclarait : « la justice sera la même pour tous... Il n’y a pas d’exception, il n’y a pas de discrimination, la loi est la même pour tous ».
Cet engagement s’est concrétisé par la mise en place de plusieurs mécanismes destinés à établir les faits ainsi qu’à contribuer à la réconciliation : la Cellule spéciale d’enquête en juin 2011 (devenue Cellule spéciale d’enquête et d’instruction et pérenne depuis janvier 2014), la Commission nationale d’enquête et la Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR) toutes deux créées en juillet 2011, puis la Commission nationale pour la réconciliation et l’indemnisation des victimes (Conariv) en mars 2015.
« Après des années de travail, jusqu’en août 2018, la Cellule spéciale d’enquête a inculpé plus de 150 personnes pour des crimes de sang, y compris des allié·es d’Alassane Ouattara aussi bien que de Laurent Gbagbo. La FIDH, la LIDHO et le MIDH ont contribué à ce travail en tant que parties civiles et ont notamment salué l’action judiciaire menée concernant différents épisodes de la crise à Abidjan et à l’intérieur du pays. »
« Aujourd’hui, nous ne pouvons que constater que la majorité des procédure est à l’arrêt, les responsabilités n’ont pas été clairement établies, que l’écrasante majorité des auteur·es présumé·es, bénéficiant d’une amnistie, n’ont rendu aucun compte devant la justice, et que les victimes sont délaissées. Le cycle de l’impunité perdure », poursuit Me Drissa Traoré, secrétaire-général de la FIDH.
2015-2018 : des engagements brusquement ralentis puis balayés par une amnistie décidée en 2018
Pourtant en 2015, peu avant sa réélection pour un deuxième mandat présidentiel, un changement de cap a débuté, faisant pressentir aux victimes et à la société civile que le gouvernement ivoirien, et le Président Ouattara lui-même, n’étaient plus animés par la même volonté politique de soutenir les procédures judiciaires engagées, tant au niveau national qu’international, et particulièrement celles concernant des commandant·es militaires pro-Ouattara dont les troupes sont soupçonnées d’avoir commis de nombreux cas de violences sexuelles et d’assassinats ciblés pendant la crise.
Le 6 août 2018, contredisant tous ses engagements en faveur de la justice pris depuis 2010, le Président Alassane Ouattara a annoncé qu’il accordait l’amnistie à 800 personnes accusées ou inculpées de crimes liés à la crise de 2010-2011 ou aux attaques contre l’État qui ont suivi, parmi lesquels pourraient se trouver des personnes présumées responsables des crimes les plus graves.
« Depuis 2018, la FIDH, le MIDH et la LIDHO se sont élevé·es contre cette décision et rappellent qu’aucune amnistie ne devrait s’appliquer aux crimes de guerre, crimes contre l’humanité et autres graves violations des droits humains. »
« C’est non seulement contraire aux obligations de l’État ivoirien qui a ratifié les principaux traités internationaux et régionaux en matière de protection des droits humains, mais cela constitue aussi une décision pleine de mépris vis-à-vis des victimes, si cela permet aux auteur·es présumé·es de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité d’échapper aux poursuites », complète Willy Neth, président de la LIDHO.
Depuis 2018, une priorité donné à la réconciliation à tout prix, sur fond d’instrumentalisation de la justice
Les espoirs de la population, des survivant·es et des familles des victimes des crimes commis pendant la crise post-électorale de 2010-2011 se sont vus progressivement anéantis par un affaiblissement constant de la volonté politique pour lutter contre l’impunité, tel que manifestée au sortir de la crise. Le 6 mars 2021, Alassane Ouattara, qui entamait son troisième mandat présidentiel, a affirmé : « Je souhaite que les épisodes malheureux des élections présidentielles de 2010 et 2020 soient définitivement derrière nous », renforçant ainsi la crainte de la société civile de voir les demandes de justice des victimes délaissées au profit d’une politique de réconciliation nationale privilégiant le pardon.
Parallèlement, nos organisations ont constaté une instrumentalisation accrue de la justice par le pouvoir marqué par un traitement judiciaire différencié, variant en fonction du contexte et des personnes visées, et par un harcèlement judiciaire à l’encontre de certain·es membres de l’opposition.
Les dernières élections présidentielles en 2020 et la première année du troisième mandat d’Alassane Ouattara en 2021 ont démontré comment la justice a été utilisée comme un outil de contrôle et de pouvoir sous influence de l’exécutif. Les poursuites engagées contre les opposant·es politiques, notamment Guillaume Soro et Pascal Affi N’Guessan et leurs collègues, constituent des exemples clairs de l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques et ont provoqué un fort retentissement à l’échelle régionale et internationale. L’acharnement judiciaire à l’encontre de ces individus, opposant·es politiques au Président Ouattara, a coïncidé avec le calendrier électoral de 2020.
Les quelques libérations aléatoires qui ont suivi les condamnations prononcées en 2020 et en 2021 ne sont pas de nature à rassurer, puisqu’elles ne répondent pas à des critères conformes à l’état de droit. Elles se veulent un symbole de la volonté conciliatrice du gouvernement, et une justification des efforts envers la réconciliation nationale, mais elles ne sont pas fondées sur des procédures judiciaires régulières et ne garantissent pas les droits des victimes.
« Après nos nombreuses rencontres lors de deux missions internationales menées en décembre 2021 et en juillet 2022, il est indéniable que le mot d’ordre en Côte d’Ivoire est celui de la réconciliation, et que justice n’est pas rendue aux victimes des crimes internationaux commis pendant la crise de 2010-2011. »
« Le gouvernement ivoirien a le devoir de garantir que la réconciliation ne soit pas synonyme d’oubli et d’impunité mais bien au contraire de vérité, de reconnaissance commune et partagée, de justice et de réparation pour les victimes », poursuit Alexis Deswaef, vice-président de la FIDH.
Le rapport conclut avec une liste de recommandations ciblées adressées à l’État ivoirien et aux acteur·ices internationaux·les pour répondre aux besoins des victimes et lutter contre l’impunité persistante dans le pays.
Contexte
Lors de deux missions internationales, menées du 6 au 10 décembre 2021 et du 11 au 14 juillet 2022, nos organisations se sont entretenues avec des représentant·es des autorités nationales, de la société civile, des diplomaties et des partenaires internationaux, afin d’échanger sur les enjeux liés au processus de réconciliation nationale, et plus particulièrement, à la situation des victimes des violations graves des droits humains et à l’état de la justice.
Concernant le travail réalisée par la Cellule spéciale d’enquête, jusqu’en août 2018, elle a inculpé plus de 150 personnes pour des crimes de sang, y compris des alliés de Ouattara aussi bien que de Gbagbo. Pour l’attaque de Duékoué en mars 2011, par exemple, où plus de 300 personnes ont été tuées par les forces pro-Ouattara, une vingtaine de personnes est mise en cause. Une vingtaine de personnes ont également été inculpées pour la répression des manifestations à Abidjan par les forces de défense et de sécurité pro-Gbagbo. Plusieurs dizaines de personnes, du camp Gbagbo et celui de Ouattara, ont été inculpées pour les attaques à Yopougon, une commune d’Abidjan, pendant la crise post-électorale et plus de 80 personnes pour l’attaque du camp de déplacé·es de Nahibly en 2012, y compris des chasseur·ses dozos, des civil·es et des membres de l’armée ivoirienne.
Après l’adoption par l’Assemblée nationale ivoirienne, en décembre 2018, d’une loi confirmant l’amnistie décrétée par ordonnance présidentielle en août de la même année, quasi toutes les autres procédures judiciaires concernant les crimes commis lors de la crise post-électorale de 2010-2011 ont été suspendues. Nos organisations, parties civiles dans ces procédures et y représentant 250 victimes, estiment que les victimes n’ont actuellement aucun recours au niveau national. Des dizaines d’auteur·es présumé·es de crimes de droit international, parmi lesquel·les de haut·es responsables militaires, avaient été formellement mis·es en cause et inculpé·es. L’opacité quant à l’étendue de l’application de la loi d’amnistie nie d’autant plus les droits des victimes de ces crimes. Le 5 octobre 2018, la FIDH, le MIDH et la LIDHO ont introduit un recours devant le Conseil d’État afin de faire valoir l’illégalité de l’ordonnance d’amnistie, et de dénoncer plus généralement la violation par l’État de Côte d’Ivoire de ses engagements internationaux à travers l’adoption de ces disposition.
En effet, le droit international exige des États qu’ils poursuivent les auteurs des crimes graves, tels que les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, afin que les droits de victimes à la vérité, à la justice et aux réparations soient respectés. Les principaux traités internationaux auxquels la Côte d’Ivoire est partie - y compris la Convention contre la torture, les Conventions de Genève et le statut de Rome de la Cour pénale internationale - imposent que les auteur·es présumé·es de crimes soient poursuivi·es. Une amnistie pour crimes graves serait également contraire aux principes constitutifs de l’Union africaine et à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples.
Au niveau international, l’acquittement, confirmé en appel le 31 mars 2021, de l’ancien Président Laurent Gbagbo et de son ancien ministre Charles Blé Goudé par la Cour pénale internationale (CPI) a consacré l’impunité accordée aux auteur·es des crimes de la crise post-électorale de 2010-2011 en Côte d’Ivoire. L’acquittement des deux seuls suspects poursuivis devant la CPI signifie que les plus haut·es responsables de ces crimes, tant parmi les pro-Gbagbo que les pro-Ouattara, ne seront probablement jamais inquiété·es.
Lire le rapport en français :