Côte d’Ivoire : les victimes de la crise post-électorale saisissent la Cour de justice de la Cedeao contre l’amnistie décidée par Alassane Ouattara

05/12/2024
Communiqué
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ISSOUF SANOGO / AFP
  • La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et ses organisations membres, la Ligue ivoirienne des droits de l’Homme (Lidho) et le Mouvement ivoirien des droits humains (MIDH), saisissent le 5 décembre 2024 la Cour de justice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao).
  • C’est au nom des victimes que les organisations demandent à la Cour de déclarer l’amnistie du 6 août 2018, illégale au regard du droit international.
  • La FIDH, le MIDH et la Lidho sont aux côtés des victimes depuis 2013 et n’auront de cesse de lutter pour que justice puisse leur être rendue en Côte d’Ivoire.

Abidjan, Paris, 5 décembre 2024. En Côte d’Ivoire, pour celles et ceux dont la vie a été bouleversée par les crimes commis après l’élection présidentielle de 2010, la loi d’amnistie du Président Alassane Ouattara est un déni de justice insupportable. Censée apaiser une société fracturée, l’absence de poursuites prolonge la violence et les souffrances des victimes. Pour elles, rien ne peut se substituer à la vérité judiciaire.

« Cette amnistie a anéanti tous les espoirs de justice des victimes de la crise post-électorale, qui avaient fait confiance à la justice nationale en se constituant parties civiles », déclare Drissa Traoré, avocat et secrétaire général de la FIDH. « Nous demandons à la Cour de justice de la Cedeao de déclarer ces mesures incompatibles avec le droit régional et international et avec les engagements de la Côte d’Ivoire en matière de droits humains ».

Le droit international exige des États qu’ils poursuivent les auteur·es des crimes graves, tels que les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, afin que les droits des victimes à la vérité, à la justice et à la réparation soient respectés. Les principaux traités régionaux et internationaux auxquels la Côte d’Ivoire est partie - y compris la Convention contre la torture, les Conventions de Genève et le Statut de la Cour pénale internationale - imposent que les auteur·es présumé·es de crimes graves soient poursuivi·es.

« Le recours en excès de pouvoir que nos organisations ont introduit devant le Conseil d’État a été rejeté. Le cycle de l’impunité perdure et les victimes sont aujourd’hui privées de tout recours possible sur le plan national », déclare Willy Neth, président de la Lidho.

« La réconciliation imposée à marche forcée par les autorités ivoiriennes s’est faite aux dépens des victimes et de leur droit à la vérité, à la justice et à la réparation », ajoute Drissa Bamba, président du MIDH.

Selon les arguments exposés par les organisations dans la requête déposée aujourd’hui, la mesure d’amnistie prononcée est également contraire aux principes de l’Acte constitutif de l’Union africaine et à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples.

Contexte

2010-2018 : des premiers actes pourtant encourageants

La crise de 2010-2011 a débuté lorsque le Président sortant, Laurent Gbagbo, a refusé de céder le pouvoir au Président élu Alassane Ouattara à la suite de l’élection présidentielle de novembre 2010. Au cours des cinq mois de violence et de conflit armé qui ont suivi, au moins 3 000 personnes ont été tuées et plus de 150 femmes violées. Les forces armées des deux côtés ont parfois pris pour cibles des civil·es sur la base de leurs affiliations politique, ethnique ou religieuse supposées.

À l’issue de la crise post électorale, l’ensemble des acteurs nationaux convenait que l’impunité de la décennie 2000-2010 avait été l’une des causes majeures de la crise post électorale. Le Président Ouattara déclarait notamment en 2012 : « Il n’y aura pas d’impunité en Côte d’Ivoire. […] Tous les individus qui ont posé des actes répréhensibles pendant la crise post électorale répondront de leurs actes devant la justice. C’est à ce prix que la Côte d’Ivoire pourra tourner définitivement la page de cette crise et retrouver une paix durable et définitive. » Cet engagement s’est matérialisé par la mise en place de plusieurs mécanismes destinés à établir les faits ainsi qu’à contribuer à la réconciliation.

Au lendemain de son élection en 2010, les premières années du premier mandat d’Alassane Ouattara ont été marquées par des engagements répétés en faveur de la lutte contre l’impunité et d’une justice impartiale. Il a notamment déclaré que l’État ivoirien se trouvait « à l’aube d’une nouvelle ère d’espérance » dans la construction d’un état de droit.

Ces déclarations ont été suivies d’actions encourageantes : création d’une Cellule spéciale d’enquête en juin 2011 (devenue Cellule spéciale d’enquête et d’instruction et pérenne depuis janvier 2014), d’une Commission nationale d’enquête (CNE) et d’une Commission dialogue, vérité et réconciliation (CDVR) en 2011, puis d’une Commission nationale pour la réconciliation et l’indemnisation des victimes (Conariv) en mars 2015.

En 2015, peu avant la réélection d’Alassane Ouattara pour un deuxième mandat présidentiel, un changement de cap a débuté, faisant pressentir aux victimes et à la société civile que le gouvernement ivoirien, et le Président lui-même, n’étaient plus animés par la même volonté politique de soutenir les procédures judiciaires engagées, tant au niveau national qu’international.

Après des années de travail, et jusqu’en août 2018, la Cellule spéciale d’enquête et d’instruction a inculpé plus de 150 personnes pour des crimes de sang. Parmi elles, des partisans des deux camps opposés : ceux d’Alassane Ouattara et de Laurent Gbagbo.

La FIDH, la Lidho et le MIDH ont contribué à ce travail en tant que parties civiles et en accompagnant plus de 200 victimes devant la justice.

2018 : Alassane Ouattara tourne le dos à la justice

Le 6 août 2018, contrairement à tous ses engagements en faveur de la justice pris depuis 2010, le Président Alassane Ouattara a annoncé qu’il accordait l’amnistie à 800 personnes accusées ou inculpées de crimes liés à la crise post-électorale de 2010-2011 ou aux attaques contre l’État qui ont suivi, parmi lesquelles pourraient se trouver des personnes présumées responsables des crimes les plus graves.

L’ordonnance d’amnistie prise le 6 août 2018 par le chef de l’État, ensuite ratifiée par la loi du 27 décembre 2018, a mis fin à toutes les poursuites judiciaires initiées devant la Cellule spéciale d’enquête et d’instruction, à l’exception de la procédure intentée contre Amadé Ouérémi, qui a été condamné à la prison à perpétuité le 13 avril 2021.

Après un recours gracieux resté sans réponse auprès du Président de la République, la FIDH, le MIDH et la Lidho ont introduit en avril 2019 un recours devant le Conseil d’État afin de faire valoir l’illégalité de l’ordonnance d’amnistie. Dans une décision rendue le 11 avril 2024, le Conseil d’État s’est déclaré incompétent et a mis fin à tout recours possible au niveau national.

Le 14 juillet 2022, la FIDH, le MIDH et la LIDHO ont publié un rapport intitulé « Côte d’Ivoire : de la justice sacrifiée au nom de la "réconciliation" à la justice instrumentalisée par le politique ». Issu de l’analyse d’informations collectées pendant un an, y compris lors d’une mission internationale menée à Abidjan en décembre 2021, le rapport fait la lumière sur l’état inquiétant de la justice ivoirienne depuis la crise de 2010-2011, le manque de perspectives de justice au niveau international, et les attentes des victimes et survivant·es de crimes internationaux face à l’impunité persistante.

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