Pour les droits humains, la justice et la démocratie au Burundi

Le Burundi est plongé depuis deux ans et demi dans une crise caractérisée par la commission de violations graves des droits humains, y compris de crimes internationaux, ayant faits plusieurs milliers de victimes civiles. Ces violations se poursuivent et leurs auteurs demeurent impunis. Alors que de nouveaux signaux laissent présager d’une détérioration supplémentaire de la situation, la FIDH et la Ligue ITEKA publient une note de position conjointe à l’intention de la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples, réunie du 1er au 15 novembre 2017 à Banjul (Gambie) pour célébrer le 30ème anniversaire de sa création, l’intimant à renforcer son action en faveur d’une résolution de la crise burundaise.

1. Empêcher la mise en place d’une dictature criminelle

Alors que le Burundi est traversé par une grave crise depuis avril 2015, les récents développements, notamment sur le plan politique, indiquent que les autorités burundaises poursuivent la mise en œuvre de leur projet dictatorial de conservation du pouvoir, au mépris du respect des droits humains et des textes et principes fondateurs du Burundi de l’après guerre civile (1993 - 2005).

Le 24 octobre 2017, le Conseil des ministres burundais a en effet adopté un projet attendu de révision de la constitution. L’un des enjeux de cette révision est la question de la limitation des mandats présidentiels, le président Pierre Nkurunziza ne pouvant pas légalement se présenter pour un nouveau mandat lors de l’élection prévue en 2020 [1]. Le nouveau projet de constitution pourrait ainsi permettre de faire sauter la limite de deux quinquennats successifs et instituer un septennat, renouvelable une fois. Rien ne semble empêcher dans le nouveau texte le président Pierre Nkurunziza d’être candidat en 2020 et de briguer un voire deux autres mandats, soit éventuellement quatorze nouvelles années de pouvoir. Si ce projet de constitution est adopté par référendum (lequel devrait se tenir au début de l’année 2018), Pierre Nkurunziza pourrait ainsi se maintenir à la tête de l’État burundais pendant 29 années consécutives. Alors que la majorité de l’opposition politique et de la société civile indépendantes a fui le pays et toute opinion dissidente est étouffée par le pouvoir en place, la révision constitutionnelle et la crédibilité du référendum risquent d’être largement décriées. Nos organisations s’inquiètent de ce que ce projet pourrait marquer un nouveau tournant de la crise burundaise et mener à une escalade des violences, dans le contexte politique et sécuritaire actuel extrêmement tendu. La FIDH et la Ligue ITEKA rappellent que la spirale de violence que connaît le Burundi a été initiée par l’annonce de la candidature du président Nkurunziza pour un troisième mandat. Elles soulignent également que si telle révision de la Constitution il y a, cela reviendrait à remettre en cause une grande partie des acquis de l’Accord d’Arusha, pourtant garant d’un partage équitable du pouvoir depuis la fin de la guerre civile en 2005. Nos organisations alertent ainsi sur les risques qu’un tel projet mette davantage en péril la paix et les espoirs de sortie de crise et de réconciliation au Burundi.

Dans le même temps, la sortie du Burundi de la Cour pénale internationale (CPI) est devenue – le 27 octobre – effective, le pays étant ainsi le premier et seul État à s’être retiré de la Cour depuis sa création. Cette décision des autorités burundaises est intervenue alors que de graves crimes sont commis au Burundi depuis avril 2015, principalement par les services de sécurité loyaux au président Pierre Nkurunziza, et que la Procureure de la CPI, Fatou Bensouda, mène un examen préliminaire depuis avril 2016. Cet examen porte sur les cas de meurtres, tortures, viols et disparitions forcées commis depuis le début de la crise et susceptibles de constituer des crimes de sa compétence (crimes de guerre, crimes contre contre l’humanité, crimes de génocide). Nos organisations souhaitent souligner que des procédures ayant été entamées avant la date d’entrée en vigueur du retrait du Burundi, la Procureure pourrait demander l’ouverture d’une enquête sur les crimes de sa compétence commis jusqu’à la date du 27 octobre 2017 (article 127.2 du Statut de la CPI). Nos organisations s’alarment par ailleurs de ce que ce retrait manifeste la volonté des autorités burundaises de soustraire ses dirigeants à la justice internationale. L’ouverture d’une enquête par la Cour sur les crimes internationaux commis par toutes les parties à la crise (responsables politiques et militaires, milice Imbonerakure, groupes armés de l’opposition, etc.) devrait être encouragée par la Commission africaine, tout espoir de justice au niveau national étant pour le moment vain, puisque les autorités n’ont pas la volonté d’enquêter et de poursuivre les responsables de crimes.

Responsables de crimes dont la plupart est issue des rangs du régime en place et qui sont suspectés d’avoir ordonné, incité, approuvé ou commis des crimes internationaux depuis avril 2015. Dans un rapport paru en septembre 2017, la Commission d’enquête sur le Burundi (mandatée par le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies) indiquait ainsi après sept mois de travaux avoir des motifs raisonnables de croire que des crimes contre l’humanité ont été commis au Burundi depuis avril 2015. Le rapport précise que ces crimes sont en grande partie commandités par les plus hautes sphères de l’État burundais et un groupe de généraux fidèles au président Nkurunziza [2]. Les autorités burundaises ont immédiatement réagi à ce rapport en indiquant que ses conclusions étaient “politiquement motivées” [3] et que les experts des Nations unies étaient des “mercenaires” et des outils servant la “propagande” et “l’impérialisme” de l’Occident [4]. Elles avaient d’ailleurs dès la création de la Commission refusé de coopérer avec ces derniers.

Le mandat de la Commission d’enquête sur le Burundi a été renouvelé pour une durée d’un an le 29 septembre 2017, lors de la 36ème session ordinaire du Conseil des droits de l’Homme, et à la suite d’âpres négociations entre les États membres – les partisans du renouvellement s’étant heurtés à une forte opposition des autorités burundaises et de leurs États « amis ». Lors de la même session, une autre résolution a également été adoptée par le Conseil. Celle-ci a crée un nouveau mécanisme en mandatant trois experts chargés de fournir une assistance technique aux autorités burundaises en vue de l’amélioration de la situation des droits humains dans le pays. A l’initiative de ce projet : les autorités burundaises tentant de trouver une solution alternative au renouvellement du mandat de la Commission d’enquête – en vain. Nos organisations soulignent que l’adoption de deux résolutions concurrentes est un fait suffisamment rare dans l’histoire du Conseil pour être révélateur de l’absence de position commune ferme sur la question burundaise, notamment au sein des États membres africains du Conseil. Il est de première importance que la Commission africaine, conformément à son mandat, joue un rôle plus actif de promotion du respect des droits humains auprès de ces États, membres de l’Union africaine (UA), afin que l’UA adopte une position de tolérance zéro à l’égard des violations commises au Burundi et de leurs auteurs et prenne des actes concrets allant dans ce sens.

Nos organisations souhaitent également rappeler qu’au cours de la 36ème session du Conseil, les autorités burundaises se sont engagées à reprendre la coopération avec le Bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies, suspendue depuis près d’un an. Reste à voir si cet engagement sera suivi d’effet. La suspension de la coopération avec le Bureau était intervenue à la suite de la parution du rapport de l’enquête indépendante des Nations unies au Burundi (EINUB), lequel avait conclu que des violations des droits humains « systématiques et constantes » avaient été commises au Burundi, et que « le danger du crime de génocide [était] grand […] étant donné l’histoire du pays ». Dans la foulée, les autorités burundaises avaient déclaré personae non gratae les trois experts auteurs du rapport, dont Mme. Maya Fadel, membre de la Commission africaine.

A la lumière de ces éléments, la FIDH et la Ligue ITEKA alarment à nouveau sur le risque que s’établisse au Burundi un régime dictatorial durable dirigé par des auteurs présumés de crimes graves cherchant à limiter les enquêtes sur les exactions qu’ils ordonnent, tolèrent ou commettent et à échapper à la justice, aux niveaux national et international. La modification des textes et la neutralisation des mécanismes constituant les derniers gardes fous de la paix, de la justice et/ou de la démocratie au Burundi sont des signaux qui appellent une réaction forte de la Commission africaine.

2. Mettre un terme aux violations graves des droits humains

Alors que le contexte politique continue de se détériorer, la situation des droits humains dans le pays ne connaît aucune amélioration. D’après les enquêtes menées par nos organisations, entre juillet [5] et le 31 octobre 2017, 164 personnes auraient été tuées ; 20 portées disparues ; 75 victimes d’actes de torture ; 15 victimes de violences sexuelles et basées sur le genre ; et 798 arrêtées puis souvent détenues en dehors de toute procédure légale.

La majorité de ces violations est commise par des membres des services de sécurité burundais (Service national de renseignement – SNR –, police, armée) et de la milice Imbonerakure [6] leur étant affilée. Elles continuent de viser les opposants au régime en place, réels ou perçus comme tels, c’est-à-dire les membres de l’opposition politique et de la société civile, les journalistes, les membres des services de sécurité (particulièrement de l’armée et de façon croissante des Imbonerakure) n’étant pas considérés comme des fidèles du président et plus généralement tous ceux soupçonnés de ne pas soutenir le parti présidentiel et la politique gouvernementale. Un observateur indépendant des droits humains a par exemple déclaré à la FIDH le 25 octobre 2017 : « maintenant c’est la dictature. Toute personne qui menace les intérêts du parti [CNDD-FDD] est arrêtée ». Des attaques, souvent commises par des hommes armés non identifiés, continuent également de viser des individus pour leur appartenance au parti au pouvoir ou à l’administration, alimentant ainsi un climat de peur et de violence.

Nos organisations sont notamment préoccupées par l’enlèvement et la disparition de Léopold Habarugira le 12 septembre dernier. Ce leader du parti d’opposition l’Union pour la paix et le développement (UPD) aurait été forcé de monter dans un véhicule par quatre hommes, dont l’un portant un uniforme de la police et armé d’un fusil [7], alors qu’il se trouvait dans une rue du quartier Mutanga nord (Bujumbura) en compagnie de son épouse. Des informations que nos organisations n’ont pour le moment pas été en mesure de confirmer indiquent qu’il aurait été exécuté sur l’ordre de responsables du SNR. Léopold Habarugira avait déjà fait l’objet de menaces du fait de ses activités politiques. Cette disparition intervient alors que les opposants politiques sont les cibles accrues d’exécutions extrajudiciaires, de disparitions forcées, d’arrestations et de détentions arbitraires au cours desquelles ils sont fréquemment victimes de torture ou de mauvais traitements, ainsi que d’actes de harcèlement et d’intimidation. Nombre d’entre eux sont contraints d’adhérer au CNDD-FDD sous peine de représailles.

La FIDH et la Ligue ITEKA dénoncent également la détention arbitraire du défenseur des droits humains Germain Rukuki, arrêté sans mandat par la police le 13 juillet 2017 puis poursuivi pour « rébellion » et « atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat » [8]. A la suite d’une audience qui s’est tenue le 27 octobre 2017 à la prison de Ngozi, la Cour d’appel de Bujumbura a confirmé le maintien en détention du défenseur [9]. Le tort de Germain Rukuki ? Avoir exercé ses activités de défense des droits humains et notamment avoir collaboré avec l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-Burundi), organisation radiée depuis octobre 2016 [10]. Germain Rukuki a été détenu 14 jours dans les locaux du SNR où il a été interrogé de nombreuses fois en l’absence de son avocat, puis transféré le 26 juillet à la prison de Ngozi, où il demeure détenu en attente de sa comparution devant les juges du Tribunal de Ngozi, reportée à diverses reprises. L’arrestation, la détention arbitraire et le harcèlement judiciaire dont est victime Germain Rukuki sont symptomatiques de la répression dont font l’objet les défenseurs des droits humains depuis le début de la crise, répression qui vise notamment à empêcher la documentation des crimes commis au Burundi.

Les violations graves des droits humains commises quotidiennement au Burundi depuis le déclenchement de la crise ont poussé de nombreux Burundais à prendre le chemin de l’exil. L’agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a ainsi enregistré plus de 423 000 nouveaux réfugiés et demandeurs d’asile entre le 1er avril 2015 et août 2017. 200 000 personnes seraient également déplacées à l’intérieur du pays et trois millions de Burundais ont besoin d’une assistance humanitaire urgente [11].

3. Recommandations

La FIDH et la Ligue ITEKA salue l’engagement de la Commission africaine sur la situation prévalant au Burundi, notamment au travers de la mission d’établissement des faits qu’elle a menée en décembre 2015 et à la suite de laquelle elle a conclu que des violations graves et massives des droits humains ont été commises depuis avril 2015, en grande majorité par les forces de sécurité du gouvernement burundais en collaboration ou non avec la milice Imbonerakure. A l’issue de cette mission, la Commission africaine avait notamment recommandé la mise en place d’un mécanisme hybride (international/régional) d’enquête sur les crimes commis depuis avril 2015 [12]. Elle a également pris une résolution (CADHP/Rés.357 [13]) sur la situation au Burundi le 4 novembre 2016.

Au regard de la dégradation continue de la situation, la Commission africaine devrait renforcer cet engagement en faveur de la protection et la promotion des droits humains au Burundi en :

Appelant les autorités burundaises à :

  • Mettre immédiatement un terme aux exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, actes de torture, violences sexuelles, arrestations et détentions arbitraires, et autres violations graves des droits humains ; mener, dans les plus brefs délais, des enquêtes indépendantes, impartiales et efficaces afin de traduire en justice les auteurs de ces crimes ;
  • En l’attente de telles enquêtes, suspendre de leurs fonctions les membres des services de sécurité et de l’administration suspectés d’avoir ordonné, approuvé ou commis des violations graves des droits humains ;
  • Libérer toutes les personnes arbitrairement détenues, notamment les défenseurs des droits humains dont Germain Rukuki, et garantir leur intégrité physique ;
  • En collaboration avec le CNDD-FDD, s’assurer que les Imbonerakure s’abstiennent de commettre des violations des droits humains et de participer à des opérations des services de sécurité burundais ;
  • S’engager pleinement et immédiatement dans le processus de dialogue inter-burundais et garantir son effectivité et inclusivité en acceptant l’opposition politique et la société civile indépendantes comme interlocuteurs ;
  • Mettre un terme immédiat aux attaques, menaces, actes d’intimidation et de harcèlement, y compris judiciaire, à l’encontre des défenseurs des droits humains, et des journalistes ; et autoriser la reprise sans condition des activités de toutes les organisations de la société civile radiées ainsi que le dégel de leurs comptes bancaires ;
  • Retirer leur projet de révision constitutionnelle afin de garantir le respect de l’Accord d’Arusha ;
  • Coopérer avec l’Union africaine (UA) dans le déploiement au Burundi des observateurs des droits humains et experts militaires, conformément à la décision des chefs d’État et de gouvernement de l’UA prise à l’occasion de son 26ème sommet fin janvier 2016 ; et mettre un terme aux entraves à l’action de ceux déjà présents dans le pays ;
  • Reprendre la coopération avec le Bureau du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme au Burundi et autoriser la reprise de ses activités sur l’ensemble du territoire burundais, conformément aux engagements pris lors de la 36ème session ordinaire du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies ;
  • Coopérer avec la Commission d’enquête sur le Burundi mandatée par le Conseil des droits de l’Homme et lui autoriser l’accès au territoire burundais ;
  • Revenir sur leur décision de se retirer de la Cour pénale internationale en ratifiant à nouveau le Statut de Rome.

Appelant l’Union africaine à :

  • Prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer le déploiement immédiat de l’ensemble des observateurs des droits humains et experts militaires, conformément à la décision des chefs d’État et de gouvernement de l’Union Africaine prise à l’occasion de son 26ème sommet fin janvier 2016 ;
  • Adopter des sanctions à l’encontre des personnes et des groupes dont les actions et les propos contribuent à la persistance de la violence et entravent la recherche d’une solution pacifique à la crise ;
  • Prendre toute mesure appropriée à l’encontre du Burundi, notamment sa suspension du Conseil de paix et de sécurité, compte tenu des violations manifestes par le Burundi des principes et objectifs régissant cet organe de l’UA ;
  • Soutenir le processus de dialogue inter-burundais et tout mettre en œuvre pour garantir son inclusivité et efficacité ;
  • Mettre en œuvre des mesures efficaces de contrôle (vetting) des forces burundaises déployées dans toutes les opérations de maintien de la paix africaines.

Appelant la Procureure de la Cour pénale internationale et la Chambre de Première préliminaire à :

  • Ouvrir une enquête sur les crimes commis au Burundi depuis avril 2015 qui relèveraient de la compétence de la Cour dans les plus brefs délais.

Appelant les États africains de la sous-région à :

  • Garantir l’accès à leur territoire aux réfugiés et demandeurs d’asile burundais et assurer leur protection ;
    Garantir qu’aucun Burundais ne soit directement ou indirectement renvoyé vers le Burundi s’il existe des raisons de croire que sa vie ou sa liberté pourraient être menacées, conformément au principe de non refoulement du droit international relatif aux réfugiés [14].

Appelant les membres de la communauté internationale à :

  • Augmenter considérablement leur contribution financière au Programme de réponse régionale à la crise des réfugiés burundais pour l’année 2017.
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