ANGOLA : Lettre ouverte conjointe aux autorités : Préoccupations suite au harcèlement judiciaire visant le journaliste et défenseur des droits de l’Homme Rafael Marques de Morais

07/06/2013
Lettre ouverte
en fr pt

Monsieur le Procureur général João Maria de Sousa,

En tant qu’organisations actives en matière de lutte contre la corruption, de démocratie et de défense des droits de l’homme, nous vous écrivons pour exprimer notre inquiétude au sujet des actions judiciaires récentes entreprises à l’encontre du journaliste et militant des droits de l’homme angolais, M. Rafael Marques de Morais.

Ces actions semblent faire partie d’une campagne plus large de criminalisation du journalisme d’investigation, comme l’a récemment noté Navi Pillay, Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, lors de sa récente mission en Angola. Mme Pillay a observé que « la loi sur la diffamation est une menace pour le journalisme d’investigation [...] la liberté d’enquêter et de dénoncer les abus ne devrait pas être compromise par des menaces et des intimidations de la part des autorités. »

Le 3 Avril 2013 à Luanda, M. Marques a été convoqué par téléphone pour un interrogatoire par la section du crime organisé de la police nationale angolaise. Selon M. Marques, son interrogateur l’a informé de son inculpation en janvier 2013 pour diffamation, en lien avec son livre Blood Diamonds : La corruption et la torture en Angola, publié au Portugal en 2011. Ce livre documente de nombreuses allégations connues de meurtre, de torture, de déplacements forcés de colonies civiles et d’intimidation d’habitants de zones diamantifères de la région de Luanda.

Avant l’interrogatoire, M. Marques n’avait pas été informé de cet acte d’accusation ; il a par ailleurs été convoqué sans mandat. Au cours de son interrogatoire, il n’a pas bénéficié d’un représentant légal. L’interrogateur a questionné M. Marques sur son livre, et a fait référence à un important recueil de preuves, que M. Marques n’a pas été autorisé à consulter. La situation est encore rendue plus compliquée par le fait que la section du crime organisé n’a pas compétence pour traiter les accusations de diffamation au sein de la police nationale.

Plus récemment, M. Marques a été informé que son dossier avait été transféré à la direction nationale des enquêtes et des poursuites pénales et que ce département était en train de mener un certain nombre d’enquêtes préliminaires contre lui. Les autorités compétentes semblent interpréter la législation en vigueur en Angola dans le sens d’une non divulgation de la nature et le contenu de ces enquêtes à l’accusé ou à son avocat.

Les plaignants figurant dans le nouvel acte d’accusation sont des hommes d’affaires civils liés à des généraux angolais, dont les trois anciens chefs d’état-major des forces armées angolaises, des gouverneurs d’État, ainsi qu’un ministre d’Etat en fonction et chef du Bureau des renseignements du Président. Tous sont tous actionnaires et/ou administrateurs d’une société d’extraction de diamants et de son prestataire de sécurité privé, auteurs présumés des crimes énoncés dans le livre Blood Diamonds.

En 2012, ces généraux angolais ont déposé une plainte pour diffamation contre M. Marques au Portugal en lien avec cette publication. Mais les services du procureur du Portugal ont décidé de ne pas poursuivre l’affaire. En Février 2013, un procureur portugais avait déclaré : « il est clair que l’intention de l’auteur est d’informer, et non d’offenser ». Les plaignants ont désormais initié une procédure privée au Portugal pour diffamation contre M. Marques et son éditeur, demandant des dommages-intérêts estimés à 300 000 euros (390 000 dollars).

Les affaires passées et en cours au Portugal contre M. Marques sont de notoriété publique. Ainsi, toute affaire initiée pour diffamation menace le principe de la double incrimination, qui selon la loi angolaise constitue un moyen de défense péremptoire. Cela soulève également des questions sur les règles relatives aux limites, sur le droit à une représentation légale, et sur d’autres règles de procédure, tant en Angola qu’au niveau du droit international des droits de l’homme. Plus important encore, le gouvernement angolais est tenu d’informer M. Marques de manière officielle, de toutes les accusations portées contre lui, afin qu’il puisse préparer sa défense.

Ce ne serait pas la première accusation de diffamation que les autorités angolaises portent contre M. Marques. En 2000, ce dernier a été condamné à six mois de prison et au paiement de dommages-intérêts pour diffamation contre le président de l’Angola, José Eduardo dos Santos. Le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies a par la suite conclu, dans l’affaire Rafael Marques contre Angola (Communication n ° 1128/2002, UN Doc. CCPR/C/83/D/1128/2002, 2005), que le jugement avait violé les droits de M. Marques, et avait ordonné à l’Angola de lui verser des dommages-intérêts, en déclarant « l’auteur a droit à un recours effectif, y compris à un dédommagement pour son arrestation et sa détention arbitraires, ainsi que pour les violations de ses droits au titre des articles 12 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’État partie est dans l’obligation de prendre des mesures pour empêcher que des violations similaires à l’avenir ».

Au regard de ces éléments, nous estimons que les prétendues accusations de diffamation contre M. Marques sont politiquement motivées, et nous vous prions instamment de veiller à ce que l’Angola respecte ses engagements internationaux en matière de droits de l’homme et de lutte contre la corruption en procédant à l’abandon de ces poursuites.

En outre, conformément à la loi angolaise, nous vous prions de procéder à une enquête approfondie sur les violations graves des droits de l’homme dans la région diamantifère de Lunda, comme décrit dans le livre de M. Marques.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Procureur général, l’expression de notre sincère considération.

Fatou Jagne Senghor, Directrice pour Afrique de l’Ouest, Article 19
António Ventura, Président, Associação Justiça, Paz e Democracia (AJPD)
Susan Valentine, Coordinatrice du Programme Afrique, Comité pour la protection des journalistes
Andrew Feinstein, Directeur, Corruption Watch UK
Tutu Alicante, Directeur Exécutif, EG Justice
Dr. Daniel Calingaert, Vice-président exécutif, Freedom House
Simon Taylor, Directeur, Global Witness
Dr. Salvador Freire dos Santos, Président, Associação Mãos Livres
Nani Jansen, Avocate Principale, Media Legal Defence Initiative
Carl Gershman, Président, National Endowment for Democracy
José Patrocínio, Coordinateur, OMUNGA
Karim Lahidji, Président, Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et Gerald Staberock, Secrétaire général, Organisation Mondiale Contre la Torture (OMCT) dans le cadre de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits de l’homme
Christian Mounzeo, Président, Rencontre pour la paix et les droits de l’homme (RPDH)
Willliam Bourdon, Président, Sherpa
Casey Kelso, Directrice pour la politique, le plaidoyer et la sensibilisation, Transparency International
Art Kaufman, Directeur, World Movement for Democracy

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