Lettre conjointe aux Etats membres de l’UA sur un projet de Protocole additionnel visant à amender le Protocole portant statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’Homme

À l’attention des Ministres de la Justice et Procureurs généraux États membres de l’Union africaine

Mesdames et Messieurs les Ministres de la Justice et Procureurs généraux,

Nous soussignées, organisations africaines de la société civile et organisations internationales présentes en Afrique, vous adressons la présente lettre à l’approche de votre réunion des 15 et 16 mai 2014 à Addis Abéba, lors de laquelle doit être discuté un projet de Protocole additionnel visant à amender le Protocole portant statut de la Cour africaine de justice et des droits de l’homme (Cour africaine).

Comme vous le savez, ce projet de protocole propose une extension du champ de compétence de la Cour africaine pour la doter d’une compétence pénale dans les cas de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Selon les informations à notre disposition, ce projet de protocole est désormais censé prévoir l’octroi d’un statut d’immunité aux chefs d’État en exercice, ainsi qu’à d’autres responsables gouvernementaux de haut rang, vis-à-vis de la Cour africaine.

Nous vous écrivons cette lettre car nous sommes profondément alarmés par la perspective de l’octroi d’une quelconque immunité pour des crimes graves commis en violation du droit international et, pour les raisons que nous exposons ci-dessous, nous demandons respectueusement à votre gouvernement de s’opposer à ce qu’une telle disposition figure dans ce projet de protocole.

L’Acte constitutif de l’Union africaine (UA) représente une déclaration significative de rejet sans équivoque de l’impunité de la part des membres de l’Union, et de l’engagement de l’UA à intervenir dans les affaires d’un État membre dans les cas de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité, comme le prévoit l’article 4 dans ses alinéas (o) et (h).

L’octroi d’une immunité aux chefs d’État en exercice et à d’autres responsables de haut rang pour des crimes graves représenterait une renonciation considérable à ces objectifs et trahirait l’esprit de l’Acte constitutif de l’UA.

Le principe de la non-pertinence de la qualité officielle se trouve au centre des efforts pour faire effectivement rendre des comptes aux responsables des crimes les plus graves. L’alternative créerait une sphère d’impunité pour les responsables de haut rang et inciterait ceux-ci à se maintenir indéfiniment au pouvoir. Une telle impunité serait en outre contraire aux intérêts des victimes et à l’administration de la justice pour les crimes les plus graves.

Les conventions internationales, dont la Convention contre la torture, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, ainsi que les Conventions de Genève de 1949, reconnaissent la nécessité impérieuse que les individus ayant commis de graves crimes soient amenés à en répondre devant la justice, quel que soit leur rang.

La non-pertinence de la qualité officielledevant les tribunaux pénaux internationaux a également été progressivement ancrée dans le droit international. Le principe date des procès tenus juste après la Seconde Guerre mondiale devant le Tribunal militaire international de Nuremberg et est inscrit dans les statuts de tribunaux internationaux et de tribunaux hybrides à composantes internationale et nationale, notamment la Cour pénale internationale (CPI), le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et le Tribunal spécial pour la Sierra Leone.

L’immunité concernant des crimes graves est également exclue devant certains tribunaux nationaux. Par exemple, la constitution du Kenya prévoit que « l’immunité du président … ne saurait s’étendre à un crime pour lequel le président pourrait être poursuivi aux termes d’un traité auquel le Kenya est un État partie et qui interdit une telle immunité. » La loi sud-africaine portant sur l’application du Statut de la Cour pénale internationale stipule que « le fait qu’une personne … est ou a été un chef d’État ou de gouvernement ... ne constitue ni … un argument de défense pour la commission d’un crime ; ni … un fondement pour une éventuelle réduction de la peine. »

Alors que d’autres États autorisent l’immunité contre les poursuites devant les tribunaux nationaux, une des vocations essentielles des tribunaux dont la compétence s’étend au-delà des frontières est justement de permettre d’engager des poursuites judiciaires dans des affaires dont les tribunaux nationaux ne peuvent pas être saisis.

Des questions plus générales demeurent posées concernant l’extension de la compétence de la Cour africaine, qui ont été abordées dans une lettre collective en 2012. En particulier, la traduction en justice d’individus accusés de graves crimes est une activité distincte du travail actuel de la Cour africaine et constituerait pour elle une charge de travail et des dépenses supplémentaires, telles que la nécessité de mettre au point des systèmes de protection des témoins, de recueil d’éléments de preuve et de détention des accusés. En même temps, les ressources nécessaires pour permettre à la Cour de s’acquitter de son mandat actuel en matière de droits humains et promouvoir le développement d’un système africain de protection des droits humains demeurent vitales. En outre, les tribunaux nationaux continuent de constituer la première ligne de défense pour la justice et ont donc besoin de toute l’attention de l’UA afin de renforcer leurs capacités dans les États membres de l’UA, tandis que de son côté, la CPI demeure un instrument déterminant dans les efforts pour mettre fin à l’impunité et mérite d’être soutenue.

Nous vous serions reconnaissants de prendre cette lettre en considération et nous serions heureux de pouvoir discuter de ces questions de manière plus approfondie avec vous ou avec d’autres représentants de votre gouvernement.

Veuillez agréer, Mesdames et Messieurs les Ministres de la Justice et Procureurs généraux, l’expression de notre haute considération.

 International Crime in Africa Programme, Institute for Security Studies, Afrique du Sud
 Amnesty International, Bénin
 Coalition Burundaise pour la CPI, Burundi
 Amnesty International, Ghana
 Media Foundation for West Africa, Ghana
 Amnesty International, Kenya
 International Commission of Jurists, Kenya
 Kenya Human Rights Commission, Kenya
 Kenyans for Peace with Truth and Justice, Kenya
 Transformation Resource Centre, Lesotho
 Rights and Rice Foundation, Libéria
 Civil Liberties Committee, Malawi
 Center for Human Rights and Rehabilitation, Malawi
 NamRights, Namibie
 Civil Resource and Development Documentation Center, Nigeria
 Coalition of Eastern NGOs, Nigeria
 Gender and Constitution Reform Network, Nigeria
 National Coalition on Affirmative Action, Nigeria
 Nigerian Coalition on the International Criminal Court, Nigeria
 Women Advocates’ Research and Documentation Center, Nigeria
 West African Bar Association, Nigeria
 Human Rights Network, Ouganda
 Uganda Coalition on the International Criminal Court, Ouganda
 Women’s Initiative for Gender Justice, Ouganda
 Action des Chrétiens Activistes des Droits de l’Homme à Shabunda, République Démocratique du Congo
 Ligue pour la Paix, les Droits de l’Homme et la Justice, République Démocratique du Congo
 Parliamentarians for Global Action, République Démocratique du Congo
 Synergie des ONGs Congolaise pour le Lutte contre les Violences Sexuelles, République Démocratique du Congo
 Synergie des ONGs Congolaises pour les Victimes, République Démocratique du Congo
 Voix des Sans Voix pour les Droits de l’Homme, République Démocratique du Congo
 Amnesty International, Sénégal
 La Rencontre Africaine pour la Défense des Droits de l’Homme, Sénégal
 TrustAfrica, Sénégal
 Amnesty International, Sierra Leone
 Centre for Accountability and Rule of Law, Sierra Leone
 Coalition for Justice and Accountability, Sierra Leone
 Children’s Education Society, Tanzanie
 Amnesty International, Togo
 Southern African Centre for the Constructive Resolution of Disputes, Zambie
 Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme, bureaux de la Côte d’Ivoire, de la Guinée, du Kenya, et du Mali
 Human Rights Watch, bureaux de l’Afrique du Sud, du Kenya, de la République démocratique du Congo et du Rwanda
 Coalition for the International Criminal Court, bureaux du Bénin et de la République démocratique du Congo

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