Aborder la détérioration de la situation des droits humains en RDC au Conseil des droits de l’homme

26/02/2016
La FIDH à l'ONU
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Lettre ouverte aux États membres et observateurs du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies

Madame, Monsieur l’Ambassadeur,

Les organisations non gouvernementales soussignées vous écrivent afin de vous faire part de leur vive préoccupation quant à la détérioration de la situation des droits humains en République Démocratique du Congo (RDC), en particulier la répression accrue à l’encontre des activistes pacifiques et des opposants politiques à l’approche de l’élection présidentielle prévue en novembre 2016. L’année 2015 a été marquée par un climat politique de plus en plus répressif à l’encontre des défenseurs des droits humains, journalistes, opposants politiques et autres voix indépendantes ou critiques ayant dénoncés le projet de réforme électorale. Ce projet permettrait de facto au président Joseph Kabila de rester au pouvoir au-delà des deux mandats consécutifs actuellement autorisés et qui prennent fin en décembre 2016.

En janvier 2015, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de Kinshasa et de plusieurs autres grandes villes afin de protester contre le projet de réforme électorale. Les forces de défense et de sécurité congolaises ont violemment réprimé les manifestations populaires. Elles ont fait preuve d’un usage disproportionné de la force et ont eu recours de façon non justifiée à des tirs à balles réelles, [1] tuant au moins 42 manifestants et en blessant des dizaines d’autres. Les forces de défense et de sécurité ont également procédé à des arrestations et détentions de masse. [2] Parmi les personnes détenues arbitrairement se trouve l’éminent défenseur des droits humains M. Christopher Ngoyi Mutamba, qui a pris part à plusieurs manifestations pacifiques pour dénoncer la réforme électorale, et documenté les violations des droits humains perpétrées au cours de ces manifestations. Il a été enlevé par des éléments armés de la garde nationale à Kinshasa, détenu au secret par l’Agence nationale de renseignement (ANR) sans accès à un avocat, et inculpé sur la base de chefs d’accusation montés de toutes pièces. Le caractère arbitraire de sa détention a été reconnu par le groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire, qui a conclu que celle-ci résultait de ses activités de défense des droits humains. [3] Le 8 février 2016, il a été admis en urgence au centre hospitalier Nganda pour des soins qui lui étaient jusque-là refusés, et son état de santé demeure inquiétant.

En mars 2015, l’ANR a également arrêté quelques 40 activistes et journalistes qui s’étaient rendus à Kinshasa pour annoncer le lancement de la plateforme citoyenne « Filimbi » visant à encourager la participation des jeunes aux processus électoral et démocratique en RDC. À Goma, dans l’est du pays, les autorités ont également arrêté puis relâché au moins 15 militants du mouvement de jeunesse LUCHA (Lutte pour le changement) qui manifestaient pacifiquement pour exiger la libération des membres de Filimbi.

Le 16 février 2016, plusieurs plateformes de l’opposition et autres organisations de la société civile congolaise ont appelé à une journée « ville morte » à travers toute la RDC pour exiger la tenue des élections dans les délais constitutionnels, le respect de la Constitution et du principe de l’alternance démocratique. Le Bureau Conjoint des Nations Unies aux Droits de l’Homme a déploré au moins 11 interpellations, et six militants de la LUCHA ont été arrêtés à Goma et condamnés à deux ans de prison pour incitation à la désobéissance civile ; tandis que deux de leurs collègues kidnappés à Kinshasa à l’ aube du 16 février 2016 sont à, ce jour, détenus au secret.

Nos organisations s’inquiètent en outre de la persévérance de l’impunité en RDC, comme le démontre l’acquittement en appel le 17 septembre 2015 de 4 des 5 présumés responsables de l’assassinat et de la disparition forcée des deux défenseurs des droits humains, Floribet Chebeya et Fidèle Bazana, plus de 5 ans après les faits. [4]

Dans son dernier rapport documentant les violations des droits humains en période pré-électorale, entre le 1er janvier et le 30 septembre 2015, le Bureau Conjoint des Nations Unies aux Droits de l’Homme a observé une recrudescence des cas de menaces, d’arrestations arbitraires et d’instrumentalisation de la justice, ciblant particulièrement des membres de partis politiques d’opposition, des activistes de la société civile et des professionnels des médias, et perpétrés principalement par les agents de la Police Nationale Congolaise (PNC) et de l’Agence Nationale de Renseignements (ANR). [5] Le rapport indique également que la majorité des violations ont eu lieu dans les provinces où les partis politiques d’opposition et la société civile se distinguent particulièrement. Le rapport fait aussi état que dans certains cas la justice a été instrumentalisée en vue de faire taire des opposants politiques, défenseurs des droits humains et professionnels des médias, ayant pour effet d’intimider la société civile en général, [6] et soulevant parfois la question de l’indépendance de l’appareil judiciaire. [7]

Nos organisations sont extrêmement préoccupées du fait que ces restrictions des libertés d’expression, de réunion pacifique et d’association, ainsi que les attaques et le harcèlement à l’encontre de ceux qui expriment des opinions critiques concernant le gouvernement et ses actions ont créé une atmosphère générale d’intimidation. Ce climat délétère dénote un rétrécissement de l’espace démocratique à l’approche de l’élection présidentielle. A cet égard, le Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies, M. Zeid Ra’ad Al-Hussein, a souligné la nécessité de garantir les droits civils et politiques en amont de cette élection clé, affirmant que “pour que les prochaines élections soient crédibles et pacifiques, les autorités doivent garantir que tous les citoyens, indépendamment de leurs opinions politiques, puissent pleinement participer à un débat ouvert et démocratique et que les militants de la société civile, les professionnels des médias et les opposants politiques puissent exercer leurs activités sans crainte”. [8]

Le Conseil des droits de l’homme devrait tenir compte des signaux d’alerte émis par les experts et institutions suivant de près la situation des droits humains en RDC, et exhorter les autorités du pays à :
 Respecter et protéger les droits à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique et mettre fin à toutes les formes d’intimidation, de harcèlement, d’attaques et de représailles contre les défenseurs des droits humains, les journalistes, les opposants politiques et ’autres voix indépendantes ou critiques ;
 Garantir un usage proportionné de la force par les forces de défense et de sécurité et strictement interdire l’utilisation d’armes létales contre les manifestants pacifiques conformément aux Principes de base des Nations unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois ;
 Mettre un terme à toutes les formes d’intimidations et d’actes de harcèlement, y compris judiciaire, à l’encontre des défenseurs des droits humains, des journalistes, des opposants politiques et autres voix indépendantes ou critiques ;
 Procéder à la libération immédiate et sans condition de toutes les personnes détenues arbitrairement ;
 Garantir la lutte contre l’impunité des auteurs des crimes à l’encontre des défenseurs des droits humains ;
 Mener des enquêtes approfondies et indépendantes sur les violations des droits humains commises, afin que les auteurs soient traduits en justice et, le cas échéant, condamnés, y compris lorsqu’ils appartiennent aux forces de défense et de sécurité ;
 Garantir la tenue d’élections libres, justes, transparentes et crédibles, dans un climat apaisé et sécurisé, conformément à leurs obligations régionales et internationales en matière de droits humains ;
 Respecter leurs engagements internationaux en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Nous appelons le Conseil des droits de l’homme à se tenir prêt à convoquer un débat urgent sur la situation des droits humains en République Démocratique du Congo dans le cas où la situation venait à se dégrader.

Nous vous remercions de l’intérêt que vous porterez à ces préoccupations et vous prions de croire, Madame, Monsieur l’Ambassadeur, en l’assurance de notre haute considération.

FIDH
Association africaine des droits de l’Homme (ASADHO)
Groupe Lotus
Ligue des Électeurs

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