Observations et recommandations de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme sur le projet de loi n. 79/2015 relatif aux stupéfiants

22/02/2018
Communiqué

Le projet de loi soumis aujourd’hui devant l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) vise à modifier la législation relative aux stupéfiants en remplaçant la Loi n°52 du 18 mai 1992 par un nouveau texte de loi et ainsi rendre la législation tunisienne conforme aux dispositions de la Constitution Tunisienne de janvier 2014 et aux Conventions internationales ratifiées par l’Etat Tunisien.
La révision de la loi sur les stupéfiants en Tunisie répond à des revendications sociales et aux appels incessants des défenseurs des droits de l’homme qui réclament depuis des années l’amendement de ce texte répressif qui a lamentablement échoué depuis sa mise en œuvre il y a maintenant 25 ans à combattre le fléau de consommation de drogues, et qui a surtout engendré des violations régulièrement commises contre les droits et les libertés des personnes.
Le nouveau projet de loi vise principalement à revoir les sanctions relatives à la détention et à la consommation, et à renforcer les mesures préventives et curatives.

Au regard de l’importance du débat social et légal autour du projet de loi, et dans le cadre du travail entamé par FIDH depuis 2014 pour accompagner les réformes législatives en Tunisie et pour vérifier la conformité des lois nationales avec les nouvelles dispositions constitutionnelles et les conventions internationales ratifiées par l’Etat Tunisien , il nous importe de faire les observations suivantes :
La lecture et l’analyse du projet de loi montrent que le texte se rapproche plus de la lutte contre le crime organisé et surtout des crimes transfrontaliers, et semble répondre plus aux dispositions de la Constitution et aux lois internationales relatives à la lutte contre les drogues et le crime organisé .
Le projet comporte une nouveauté considérable, en renforçant l’approche de prise en charge et en encourageant les personnes souffrant d’addiction à se présenter volontairement pour se faire soigner et recevoir l’assistance médicale nécessaire, contre l’annulation ou la suspension de poursuites légales ou de procès intentés à leur encontre (Article 12).
L’adoption du projet de loi de l’approche curative consacre pleinement les dispositions de la Constitution relatives au droit à la santé prévu par l’Article 38 qui stipule que « Tout être humain a droit à la santé » et que « L’État garantit la prévention et les soins de santé à tout citoyen et assure les moyens nécessaires à la sécurité et à la qualité des services de santé » et que « L’État garantit la gratuité des soins pour les personnes sans soutien ou ne disposant pas de ressources suffisantes » comme il garantit « le droit à une couverture sociale conformément à ce qui est prévu par la loi ».
Plusieurs aspects de ce projet de loi répondent à notre volonté à combattre les crimes de trafic illicite et de contrebande de drogues et de produits stupéfiants, cependant ce texte souffre encore de plusieurs carences et lacunes résumées dans ce qui suit :
• Absence totale de l’approche intégrale dans la lutte contre la drogue, puisque le projet est entièrement tourné vers la punition, le traitement médical et la prise en charge sans aucune considération à l’aspect préventif en dépit de son importance pour la lutte précoce contre les produits stupéfiants,
• L’aspect répressif et punitif est mis en avant au détriment de l’aspect préventif et curatif, surtout en ce qui concerne la consommation et la détention de produits stupéfiants, ce qui en fait un texte contraire à son objectif déclaré et à plusieurs droits garantis par la Constitution ainsi qu’aux conventions internationales auxquelles la Tunisie s’est engagée. L’esprit de ce texte va ainsi à l’encontre de la dynamique internationale croissante et qui a fait preuve de son efficacité, visant à assurer l’équilibre entre la lutte contre le trafic de drogues et la prise en charge de ses victimes.
• Plusieurs articles du projet menacent les droits et les libertés garantis par la Constitution de 2014.
Pour ces raisons, nous considérons qu’ à l’exception d’une ouverture limitée sur la prise en charge et la réhabilitation ce projet n’a pas rompu avec l’approche excessivement répressive de la loi de 1992.
Il est donc important de revoir ce projet de loi et de le reconstruire selon une approche intégrale basée sur la prévention, la prise en charge et la réhabilitation des consommateurs de produits stupéfiants, afin de focaliser les efforts sur la lutte contre l’impunité des trafiquants au lieu de sanctionner les victimes, ce qui constitue l’objectif des Conventions internationales relatives à la lutte contre les drogues, notamment la convention des Nations Unis pour la Lutte contre le Trafic Illicite de Stupéfiants et de Substances Psychotropes, ratifiée par l’Etat Tunisien en 1990, et où l’Article 3 a bien défini les crimes et les sanctions, dont la production, la fabrication, la plantation, le transport et le financement de produits stupéfiants, alors que pour la consommation, la convention a juste stipulé que « dans les cas appropriés d’infractions de caractère mineur, les Parties peuvent notamment prévoir, au lieu d’une condamnation ou d’une sanction pénale, des mesures d’éducation, de réadaptation ou de réinsertion sociale, ainsi que, lorsque l’auteur de l’infraction est un toxicomane, des mesures de traitement et de postcure » (c).

Le tableau suivant montre les différents articles du projet de loi non conformes à sa philosophie et aux dispositions de la Constitution et des conventions internationales.
Articles Carences et non conformités vis-à-vis de la Constitution et des conventions internationales Propositions
1- Absence de l’approche globale dans la lutte contre les stupéfiants
Article premier – La présente loi a pour but la prévention de la consommation des stupéfiants, la prise en charge de ses consommateurs et la sanction de tout usage illicite considéré pénal en vertu des dispositions de la présente loi Alors que le premier article du projet de loi stipule que son objectif est la prévention contre les stupéfiants, les autres sections de ce projet ne comportent aucune mesure préventive spécifique.
Les textes des Nations Unis ont bien défini les mesures préventives, puisque la Déclaration sur la Réduction de la Demande de Drogues adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unis par décision n. A/S-20/11 publiée le 10 juin 1998 stipule que « Les programmes de réduction de la demande devraient couvrir tous les domaines de la prévention, allant des mesures propres à dissuader les personnes tentées par un premier essai jusqu’à l’atténuation des conséquences nocives sur la santé et sur la société de l’abus des drogues. Ils devraient englober l’information, l’enseignement, la sensibilisation du public, l’intervention précoce, les conseils, le traitement, la réadaptation sociale, la prévention des rechutes, la postcure et à la réinsertion sociale. Une aide et un accès aux services devraient être offerts dès le début à ceux qui en ont besoin.
Dans le même cadre, la déclaration politique et le plan d’action sur la coopération internationale en vue d’une stratégie intégrée et équilibrée de lutte contre le problème mondial de la drogue publié en mars 2009 (b) recommande de « Mettre en œuvre des politiques et programmes globaux basés sur une approche inter-institutions qui fasse intervenir les services de soins de santé, d’aide sociale, de justice pénale, de l’emploi et d’éducation, les organisations non gouvernementales et la société civile, et tirant pleinement parti des activités menées par les organisations non gouvernementales et les organisations de la société civile »
La loi doit comporter un nombre de mesures préventives, à l’instar des programmes scolaires, éducatifs et de sensibilisation, des programmes intégrés que pourraient adopter les ministères de l’éducation, de l’enseignement, de la culture, de la santé, et des affaires sociales au profit de tous les niveaux scolaires et d’éducation afin de sensibiliser le public aux dangers induits par les drogues et à réduire les demandes de consommation.

2- Primauté de l’aspect répressif sur l’aspect préventif et curatif dans les cas de consommation et de détention
Outre la peine d’emprisonnement en cas de récidive (article 24), l’article 39 stipule que « Le tribunal compétait peut, en plus des peines principales, prononcer des peines complémentaires prévues par l’article 5 du Code pénal pour une durée d’emprisonnement de cinq à dix ans. Le tribunal peut également, pour les délits de consommation des stupéfiants, décider le retrait ou la suspension d’obtenir le permis de conduire pour une durée maximale de trois ans à compter de la date définitive de la condamnation. Le greffe du tribunal notifie l’autorité chargée du transport terrestre de la décision de retrait ou de suspension du permis de conduire » Bien que l’objectif déclaré de la nouvelle loi soit la lutte contre les stupéfiants à travers la prévention et la prise en charge, cet article va à l’encontre de l’esprit du projet de loi puisqu’il maintient l’aspect répressif et la peine d’emprisonnement contre les victimes de trafic de drogues.
La pénalisation de la consommation et de la détention constitue un déni flagrant des réalités terrifiantes relatives à l’impact de cette sanction sur les jeunes tunisiens, victimes d’une politique aveugle et répressive et qui croupissent en prison, ce qui a aggravé le problème d’encombrement des prisons et des conditions de détention selon plusieurs rapports nationaux et internationaux et augmenté le taux de criminalité chez les jeunes, qui sont non seulement pas pris en charge mais subissent une stigmatisation sociale qui entrave toute chance de réinsertion ou de réhabilitation.
Le projet de loi continue sur sa lancée répressive en ajoutant des peines complémentaires puisque l’article 37 renvoie à l’article 5 du Code Pénal qui contient encore des peines moyenâgeuses à l’instar du « bannissement ».
Il ajoute même aux peines prévues par l’article 5 du Code Pénal une peine spécifique aux consommateurs ou détenteurs de drogue, qui est le retrait ou la suspension du permis de conduire.
Outre le fait que ces peines sont dénuées de toute logique pénale moderne qui devrait privilégier la protection des libertés à la logique de vengeance et de châtiment, elles compliquent davantage la situation humanitaire des victimes de drogue et renforcent leur exclusion sociale. En plus, elles constituent une violation aux droits garantis à travers des peines telles le bannissement, ce qui contredit clairement l’Article 30 de la Constitution qui stipule que « tout détenu a droit à un traitement humain qui préserve sa dignité. L’État prend en considération l’intérêt de la famille et veille, lors de l’exécution des peines privatives de liberté, à la réhabilitation du détenu et à sa réinsertion dans la société » ainsi que l’article 12 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques qui stipule que « (1) quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un Etat a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence et que (2) toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien. Et que (3) les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte. »
Cette contradiction flagrante entre l’objectif déclaré de la loi et la version actuelle des articles 24 et 39 néglige entièrement les textes des Nations Unis qui soulignent avec force que les poursuites judiciaires des consommateurs de drogue ne réduisent en rien la récidive et qu’au contraire, elles empêchent la lutte efficace contre des crimes encore plus dangereux à travers l’adoption de politiques préventives et curatives au lieu d’une politique répressive . Afin de mieux répondre à l’esprit du projet, il faudrait annuler la peine d’emprisonnement en cas de consommation et de détention et adopter la politique de prise en charge curative et médicale ou encore des sanctions alternatives pour réduire la demande de drogues, comme recommandé par les rapports des Nations Unis et des expériences comparées dans ce domaine.

3- Restriction de plusieurs libertés sans égard aux dispositions de l’article 49 de la Constitution
Article 26 : Est puni de six mois à un an de prison et d’une amende de deux mille dinars à cinq mille dinars, quiconque refuse de se soumettre à l’opération de prélèvement d’échantillons biologiques pour dépistage des stupéfiants. Cet article préconise une peine d’emprisonnement pour tout refus de se faire prélever des échantillons pour analyses biologiques en quête de substances psychotropes, ce qui n’existait pas dans la loi de 1992.
Cette disposition constitue un abus flagrant de la Constitution qui protège la dignité humaine et l’intégrité physique (article 23) surtout que le projet ne le proposait pas, même avec l’accord du suspect ; le refus constitue une preuve de culpabilité ce qui est une menace certaine des droits et des libertés, surtout de la présomption d’innocence garantie par l’article 27 de la Constitution.
L’obligation d’effectuer des analyses contredit clairement l’article 7 du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques qui stipule que « Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique » Il convient de revoir cet article afin de garantir le droit à l’intégrité physique et à la dignité humaine garanti par l’article 23 de la Constitution.

Article 36 : – Est puni de cinq ans de prison et d’une amende de trois mille dinars, quiconque exerce des violences à l’égard des fonctionnaires chargés de l’application de la présente loi, tel que défini par le premier alinéa de l’article 218 du Code pénal. Est passible des mêmes peines, quiconque exerce des violences ou menaces d’en exercer contre des proches des fonctionnaires précités. La peine est portée à dix ans d’emprisonnement et à une amende de vingt mille dinars si l’acte de violence provoque un taux d’incapacité supérieur à 20%, ou à une défiguration ou mutilation ou perte de l’usage d’un membre du corps. Cette peine est ramenée à l’emprisonnement à vie si les violences exercées provoquent la mort, ou si le coupable est membre d’un groupe criminel organisé et porteur d’une arme apparente ou cachée, sans préjudice à des peines plus sévères, le cas échéant. Cet article renforce les sanctions en cas de violences à l’encontre de fonctionnaires chargés de son application, ce qui reflète l’esprit extrêmement répressif de ce projet, surtout qu’il élargit le cercle des individus concernés par la protection pour inclure les proches des fonctionnaires. Ceci nous rappelle le projet de réprimande des agressions perpétrées contre les forces armées considérées par les organisations de la société civile comme une menace et une grave atteinte aux droits et aux libertés, outre l’exagération juridique portée par ce texte qui aggrave des sanctions déjà prévues par le Code Pénal et qui doivent déjà être revues et non aggravées. Il convient de revoir ces dispositions pour les rendre conformes au principe de proportionnalité.
Article 37 : Est puni de la moitié des peines prévues pour les infractions prévues par la présente loi, quiconque incite publiquement et quel que soit le moyen, à les commettre. Toutefois, lorsque la peine prévue est l’emprisonnement à vie, elle est remplacée par vingt ans d’emprisonnement. Ce projet ajoute un autre crime à savoir l’incitation publique à commettre des infractions citées dans le projet de loi. On note le caractère ambigu du concept d’incitation et l’absence de définition claire de ce crime dans le projet de loi, ce qui rend l’article 35 non conforme au principe de légitimité des crimes et sanctions, principe garanti par la Constitution (Article 28), et qui représente un des piliers du Droit International des Droits de l’Homme où les crimes doivent être définis dans la loi avec détails et précision.
L’ambiguïté des actes incriminés dans l’article 35 de ce projet pourrait induire des poursuites à l’encontre des activistes de la société civile qui appellent à la décriminalisation de la consommation de drogues (article 35 de la Constitution), des artistes (article 31 de la Constitution), des chercheurs, médecins et experts (article 33 de la Constitution) et qui s’expriment pacifiquement sur les stupéfiants.
La forme actuelle de cet article pourrait restreindre un nombre de libertés, en violation des dispositions de l’article 49 de la Constitution : « Sans porter atteinte à leur substance, la loi fixe les restrictions relatives aux droits et libertés garantis par la Constitution et à leur exercice. Ces restrictions ne peuvent être établies que pour répondre aux exigences d’un État civil et démocratique, et en vue de sauvegarder les droits d’autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la santé publique ou de la moralité publique tout en respectant la proportionnalité entre ces restrictions et leurs justifications. Les instances juridictionnelles assurent la protection des droits et libertés contre toute atteinte. Aucune révision ne peut porter atteinte aux acquis en matière de droits de l’Homme et de libertés garantis par la présente Constitution ». Il est impératif de définir et identifier les composantes de ce crime pour barrer la voie contre toute possibilité d’abus de restriction de liberté d’opinion, d’expression, de pensée, de publication, d’association et de toute autre liberté garantie par la Constitution.

Chapitre IV concernant les « procédures spéciales », notamment les articles 48, 49, 55, 58 et 59. Le projet de loi a donné libre cours aux responsables d’application des lois pour faire usage de techniques particulières de recherche et d’investigation, puisqu’il leur permet d’entrer à n’importe quel moment aux locaux et endroits ouverts au public sans contrôle judiciaire préliminaire (49), comme il autorise l’interception et l’écoute de communications suspectes et d’installer des équipements dans des locaux et autres objets privés sans aucune considération au principe de proportionnalité prévu dans ce cadre.
Ces articles constituent une violation claire de la protection de la vie privée et des données personnelles garantie par la Constitution dans son article 24 « L’État protège la vie privée, l’inviolabilité du domicile et le secret des correspondances, des communications et des données personnelles ». Ces articles doivent être revus pour qu’ils soient conformes aux dispositions constitutionnelles et aux conventions internationales relatives à la protection de la vie privée et des données personnelles , et surtout à l’esprit de l’article 49 qui préconise de ne pas porter atteinte aux droits et libertés, aux exigences d’un État civil et démocratique, et en vue de sauvegarder les droits d’autrui ou les impératifs de la sûreté publique, de la défense nationale, de la santé publique ou de la moralité publique tout en respectant la proportionnalité entre ces restrictions et leurs justifications

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