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Tribune 21 novembre 2017

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Algérie: l’étonnant négationnisme français et européen du terrorisme d’État des années 1990

La justice suisse va bientôt trancher dans l’affaire du général Nezzar, objet depuis 2011 d’une plainte pour torture : l’Algérie des années 1990 a-t-elle connu un « conflit armé », source de crimes de guerre ou contre l’humanité ? La vérité sur ces années de terrorisme d’État est pourtant établie. Dix-huit personnalités algériennes, européennes et françaises dénoncent un nouveau négationnisme.

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Le 20 octobre 2011, le général algérien Khaled Nezzar était arrêté à Genève et interrogé par la justice suisse, puis rapidement libéré. Ministre de la Défense de juillet 1990 à juillet 1993, il avait été l’un des principaux acteurs de l’interruption en janvier 1992 du processus électoral qui pouvait aboutir à la victoire du Front islamique du salut (FIS), par un coup d’État aux conséquences dramatiques pour la société algérienne. Cette interpellation faisait suite à une dénonciation de l’ONG suisse TRIAL International, puis à la plainte de deux ressortissants algériens accusant le général Nezzar d’avoir été le responsable des tortures qu’ils avaient subies début 1993 (1). Le ministère public de la Confédération helvétique (MPC) avait ensuite ouvert une enquête pénale pour « suspicion de crimes de guerre », arguant du fait que les crimes qui lui étaient reprochés s’étaient déroulés « dans le contexte du conflit civil algérien qui, de 1992 à 1999, avait opposé divers groupes islamistes au gouvernement ». En juillet 2012, saisi par les avocats de Nezzar, le Tribunal pénal fédéral (TPF) avait confirmé la validité juridique de cette instruction, tandis que le MPC précisait que « les autorités algériennes […] n’ont jamais démontré, depuis la fin du conflit armé algérien, une volonté d’enquêter sur les crimes concernés (2) ».

Et pourtant, près de cinq ans plus tard, après de nombreuses auditions et actes d’instruction, le MPC a classé en janvier 2017 l’affaire Nezzar, « en décidant, a expliqué le quotidien Le Temps, que la condition de conflit armé, essentielle dans les cas de crimes de guerre, faisait défaut en Algérie entre 1992 et 1994. En effet, s’il n’y a plus de conflit armé, il n’y a donc pas de crimes de guerre commis (3)». Un appel a été interjeté par les parties civiles auprès du TPF, dont la décision est attendue avant la fin 2017.

Ainsi, selon le Parquet helvétique, l’Algérie n’aurait connu aucun « conflit armé » « entre 1992 et 1994 ». Alors même que des dizaines de milliers d’articles et de témoignages publics attestent du contraire, y compris l’état d’urgence et les dispositions judiciaires alors édictées par le régime pour pénaliser les « agressions terroristes ». Ainsi d’ailleurs que les lois de « réconciliation » qu’il a adoptées au cours des années 2000, qualifiant ces trois années noires et les suivantes de « tragédie nationale » – le président reconnaissant même quelque 100 000 morts et des milliers de victimes de disparitions forcées. Comment expliquer un tel « négationnisme judiciaire » de la part de magistrats suisses ? Très probablement par le fait qu’ils ont été soumis à de fortes pressions de la part de représentants du régime algérien. Mais aussi par l’effet médiatique de l’incroyable opération de désinformation orchestrée par ce dernier dès les années 1990, systématiquement nourrie depuis de mille manières. Son objet : faire passer à l’époque, aux yeux de l’opinion mondiale, une terrible guerre menée par l’État contre ses opposants et toute la population pour une simple « lutte antiterroriste » contre les groupes armés se réclamant de l’islam ; puis, après 2001, pour le « premier affrontement d’envergure contre le terrorisme islamiste international ».

Dès le coup d’État militaire de janvier 1992, les services d’« action psychologique » des généraux « janviéristes » (comme ils seront qualifiés par de nombreux Algériens) qui l’avaient organisé ont en effet fabriqué un formidable storytelling : « Au nom de la démocratie », il était impératif d’annuler une élection qui allait porter au pouvoir des ennemis de la démocratie. Une conviction alors relayée, souvent sincèrement, par certains intellectuels et militants algériens de gauche (surtout francophones) combattant politiquement les promoteurs conservateurs (surtout arabophones) de l’islam politique.

La grande majorité des citoyens opposés au FIS était toutefois hostile à l’interruption du processus électoral : ils estimaient que les islamistes pouvaient être combattus politiquement, sans recourir à la violence. Tel était d’ailleurs l’objectif de la gigantesque manifestation organisée par le FFS d’Hocine Aït-Ahmed à Alger le 2 janvier 1992, appelant à battre le FIS dans les urnes au second tour. Ce sont pourtant les « thèses » des laïques francophones (très) minoritaires ayant soutenu le coup d’État qui ont rapidement trouvé le plus large écho dans nombre de médias français – lesquels, sur les affaires algériennes, donnent en général le "la" aux médias internationaux. Le discours de ces « éradicateurs », aussi peu représentatifs soient-ils des aspirations de la population, était en effet le plus "audible" par les responsables politiques français. Mais aussi par nombre d’intellectuels et d’anciens militants de gauche ayant soutenu la lutte de libération, tous stupéfaits d’avoir découvert, avec l’émergence du FIS en 1989, que cette ancienne colonie était un pays… musulman. Pour conforter la crédibilité à l’étranger du discours éradicateur, souvent relayé par des journalistes et militants (algériens ou français) aussi sincères que peu soucieux de vérité, les chefs de l’armée et de la police politique – la Sécurité militaire, devenue Département de renseignement et de sécurité (DRS) en 1990 – ont mis en œuvre une stratégie élaborée de répression et de désinformation.

Ils ont pour cela suivi à la lettre les préceptes de la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR) mise au point lors de la guerre d’Indochine par des officiers français, qui les avaient ensuite appliqués pendant la guerre d’Algérie, en particulier lors de la « bataille d’Alger » en 1957. Souvent anciens « déserteurs de l’armée française » à l’époque, les généraux janviéristes ont ainsi déployé les techniques de leurs années de formation (enrichies par leurs apprentissages ultérieurs auprès des polices politiques du bloc de l’Est, KGB, Stasi ou Securitate).

Cela s’est traduit par la « manière forte » contre les militants islamistes, mais aussi contre tous leurs sympathisants supposés et, au-delà, contre toute la population non inféodée au régime. Conduite à partir de septembre 1992 par une sorte d’état-major secret, le Centre de commandement de la lutte antisubversive (CCLAS), réunissant sous la responsabilité du ministre de la Défense Khaled Nezzar les chefs des forces spéciales de l’armée et du DRS, cette terrifiante répression a rapidement pris la forme d’une « guerre contre les civils », qui a fait des dizaines de milliers de morts, de torturés et de disparus : internements arbitraires (dont quelque 30 000 hommes dans les « camps du Sud » dès 1991 et surtout au printemps 1992, détenus dans des conditions effroyables), déplacements forcés de populations, torture généralisée, exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées… Conformément à la DGR, ce terrorisme d’État « clandestin » – car ses « débordements » ont été soigneusement occultés ou niés – s’est accompagné d’un autre volet, indissociable : celui de l’« action psychologique » du DRS. Lui-même décliné de deux façons.

D’abord par la manipulation de groupes armés se réclamant de l’islam (GIA dès 1992, GSPC en 1997, etc.), par infiltration de vrais groupes ou par création "ex nihilo" de « groupes islamiques de l’armée » (ainsi qualifiés par beaucoup d’Algériens, plus lucides sur la question que nombre de médias français) : une réplique étonnante, à bien plus grande échelle, des manipulations opérées par les services de renseignements militaires français lors de la guerre d’indépendance (y compris par la création de « faux maquis » nationalistes, comme celui de l’« opération Oiseau bleu ») afin de torpiller les maquis de l’ALN. Une désinformation tout aussi méthodique a ensuite été organisée par le service "ad hoc" du DRS en articulant deux dispositifs : d’une part, l’interdiction systématique de toute enquête indépendante sur place sur les réalités de la « guerre civile » (tous les correspondants permanents de la presse étrangère ont été contraints de quitter le pays en 1992 et 1993, seule l’AFP a pu continuer à publier les dépêches "orientées" de correspondants algériens strictement contrôlés par le DRS) ; d’autre part, le "storytelling" de la prétendue "presse indépendante" francophone sur les exactions des groupes armés se réclamant de l’islam, identifiant celles des groupes indépendants (tous éliminés dès 1995) et celles des "groupes islamiques de l’armée" dirigés par des "émirs" agents du DRS (lesquels faisaient perpétrer les pires crimes par des "djihadistes" manipulés, souvent sous l’emprise de drogues, comme la sinistre pilule d’Artane, dite « Mère Courage »).

À partir du début des années 2000, la réalité de la "machine de mort" mise en place par les généraux janviéristes et de la désinformation destinée à l’occulter a toutefois été de mieux en mieux documentée et avérée. Cela grâce aux milliers de témoignages de victimes patiemment recueillis dès les années 1990 par de rares avocats déterminés, puis par les ONG de défense des droits humains (4) et les associations de familles de disparus, ainsi que par ceux, certes plus rares mais très circonstanciés, de quelques courageux officiers et policiers dissidents ayant dénoncé, sous leur nom, les exactions et les manipulations auxquelles ils avaient assisté (comme le lieutenant Habib Souaïdia en 2001, le capitaine Ahmed Chouchane en 2002 ou le colonel Mohammed Samraoui en 2003, pour ne citer que les plus notoires (5)).

Mais l’horreur des attentats du 11 Septembre aux États-Unis a rapidement étouffé l’écho de ces révélations dans l’opinion mondiale. En effet, les vrais "décideurs" du régime algérien – non pas les représentants de sa façade civile (président, Premier ministre, etc.), mais les généraux de l’ANP et du DRS – ont vite compris que le meilleur moyen de les étouffer était de "rebondir" sur ce drame. Du coup, leur habile propagande visant à se faire passer pour les premiers (et incompris) « démocrates » ayant eu à affronter le « terrorisme islamiste international » a été prise pour argent comptant par nombre de médias occidentaux, apparemment anesthésiés par des années de désinformation sur la « question algérienne » (6). Au point de rendre possible l’étonnante décision des magistrats suisses dans l’affaire Nezzar. Et le silence qui continue à prévaloir dans la plupart des médias algériens et occidentaux sur les horreurs de la « sale guerre » des années 1990.

Alors que l’ouverture d’enquêtes impartiales, aussi limitées soient-elles, pourrait ouvrir le chemin d’un processus judiciaire permettant enfin de faire la lumière sur les crimes commis par les acteurs de ces « années noires », quels qu’ils soient, condition indispensable pour construire une paix durable en Algérie. Pour autant, celles et ceux qui combattent pour la vérité n’ont pas baissé les bras. Et l’exemple argentin montre que, même des décennies après les crimes de masse, leurs responsables peuvent être jugés et condamnés.

(1) Pour plus de précisions et de références, voir : François Gèze, « Algérie : le général Nezzar rattrapé en Suisse par une plainte pour “crimes de guerre” », Mediapart, 25 octobre 2011. Voir également, sur le site Algeria-Watch, les témoignages des deux plaignants, publiés respectivement en 2003 et 2008 : Ahcène Kerkadi et Seddik Daadi.

(2) Voir : « Un ancien ministre algérien sera poursuivi en Suisse pour crimes de guerre », Le Temps, 31 juillet 2012.

(3) Antoine Harari, « Le ministère public de la Confédération classe l’affaire du général Nezzar », Le Temps, 18 janvier 2017. L’auteur de cet article précise : « Au cœur de la décision de classement, la notion de conflit armé telle que définie par le CICR (Comité international de la Croix-Rouge) présuppose deux choses. Qu’il y ait un niveau minimal d’intensité du conflit et la présence de groupes rebelles organisés. »

(4) Voir notamment Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, « Algérie, la machine de mort », octobre 2003 ; ou encore les dossiers constitués par le Comité justice pour l’Algérie pour la session du Tribunal permanent des peuples sur les violations de droits de l’homme en Algérie, qui s’est tenue en novembre 2004 à Paris.

(5) Voir aussi la compilation d’une vingtaine d’autres témoignages, loin d’être tous anonymes, publiés à l’époque dans la presse internationale mais apparemment « oubliés » par les observateurs d’aujourd’hui : Algeria-Watch, « Revue de presse internationale, 1994-2002. Les témoignages d’officiers et policiers algériens dissidents », mai 2004.

(6) C’est sans doute ce « climat » qui a permis la publication en août 2017, dans le grand mensuel de la gauche française qu’est Le Monde diplomatique, d’un article étonnant du journaliste Pierre Daum, « Vingt ans après les massacres de la guerre civile. Mémoire interdite en Algérie ». Donnant une image des Algériens imprégnée du registre orientaliste, cet article balaye d’un revers de main les « doutes sur l’identité des tueurs » exprimés par la population, au motif qu’il n’existerait « aucune preuve à l’appui » de l’implication de l’armée dans les massacres (voir la critique de Salima Mellah). Silence complet sur tous les témoignages publics qui ont permis de documenter depuis des années l’essentiel de la « machine de mort » des généraux algériens. Comme si le fait que les auteurs de crimes de guerre et contre l’humanité aient méthodiquement organisé leur occultation dispensait, car ce serait trop difficile, d’enquêter sur eux (à la différence de ce qu’avait fait l’historien Pierre Vidal-Naquet après l’assassinat de Maurice Audin par les parachutistes français en 1957). Ce qui revient, de facto, à les absoudre de ces crimes.

Signataires :

Patrick Baudouin, avocat, président d’honneur de la FIDH; Omar Benderra, consultant; Anna Bozzo, historienne; François Burgat, politiste; Nicole Chevillard, journaliste; Antoine Comte, avocat; Hélène Flautre, ancienne députée européenne; François Gèze, éditeur; José Garçon, journaliste; Mohammed Hachemaoui, politiste; Ghazi Hidouci, ancien ministre; Hocine Malti, ingénieur; Noël Mamère, écologiste; Salima Mellah, journaliste; Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue; Salah-Eddine Sidhoum, chirurgien; Habib Souaïdia, ancien officier; Werner Ruf, politiste; Joëlle Stolz, journaliste.