Difficile enquête sur les droits de l’homme au Burundi

Première chose. Obtenir son visa pour le Burundi. Ce n’est pas rien. Depuis le mois de février, le délai d’attente est passé de trois jours à quinze jours. Difficile, dans ces conditions, d’arriver à l’improviste dans le pays. Florent Geel, 39 ans, le responsable Afrique de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et Justine Duby, 24 ans, chargée du programme Afrique, sa collaboratrice, l’ont finalement décroché après quelques sueurs froides.

Le précieux sésame en poche, ils s’envolent aussitôt pour l’Ouganda, d’abord. Pendant 72 heures, ils recueillent le témoignage d’une quinzaine d’exilés burundais : des victimes du régime policier de leur président Pierre Nkurunziza. Elles racontent les supplices endurés, le sort des prisonniers, les tortures et les exécutions, les poursuites et les arrestations.

Les témoignages sont terribles. Ils semblent dresser le portrait d’un pouvoir qui sombre dans la paranoïa et la répression. Un régime froid, déterminé à se maintenir au pouvoir par tous les moyens. Un système criminel pour lequel la vie d’un homme ne vaudrait rien. Prévenus, ils débarquent à Bujumbura inquiets. Non pour eux, mais pour les Burundais qu’ils vont rencontrer.

Des précautions nécessaires

« Ceux qui témoignent à visage découvert sont directement ciblés par le gouvernement », confie Florent. Et de raconter le sort de quatre membres de la société civile après leur rencontre avec une délégation de l’ONU, en février dernier : trois ont fui à l’étranger, la quatrième vit cachée à Bujumbura. Le réseau de surveillance est serré.

Les hommes de la Documentation, le renseignement burundais, et les miliciens des Imbonerakure sillonnent en civil la capitale. Et avec eux, des agents, des indics dans toutes les couches de la société. Ils disposent de relais et de mouchards dans tous les quartiers, les bureaux, les hôtels, les écoles, les églises et même dans les familles. Difficile d’échapper à ce réseau d’informateurs. Les téléphones sont écoutés, les mails interceptés.

Les deux enquêteurs de la FIDH prennent toutes les précautions possibles : leurs ordinateurs sont cryptés, leurs notes photographiées, envoyées sur une base sécurisée avant d’être détruites. Leurs téléphones portables sont régulièrement changés. Les communications avec leurs contacts se font uniquement sur Whatsapp. Ils effacent toutes leurs traces, tout ce qui peut remonter à leur source. Rien qui puisse servir à identifier et retrouver les personnes qui osent les informer sur la situation réelle au Burundi.

Tortures et détention secrète

Organiser des rendez-vous avec des témoins et des activistes burundais à Bujumbura est le plus délicat et le plus dangereux. Leur premier informateur doit les rejoindre dans une chambre d’hôtel. Appelons-le Pierre. Il est l’un des rares défenseurs des droits humains burundais à poursuivre, clandestinement, son travail. Il arrive déguisé, par une porte dérobée. Les rideaux de la chambre sont tirés, les conversations à voix basse.

Pierre fait un point sur les arrestations et les disparitions du mois. Les forces de l’ordre utilisent désormais des voitures discrètes pour conduire leurs victimes en dehors de la capitale, dit-il, avant de les tuer et de les enterrer. Pierre a identifié les unités chargées de la répression : dans l’armée, dans la police, au sein de la Documentation. Il décrit les tortures subies par les prisonniers. Les corps, témoigne-t‑il, sont roués de coups de barre à béton, brûlés à l’aide de sacs en plastique enflammés.

Il montre des photos de prisonniers suppliciés, des rescapés des geôles de Bujumbura. Florent et Justine prennent des notes, posent des questions, collectent ces images aussitôt envoyées à Paris. Pierre leur parle des lieux de détention : les connus, dans les commissariats, les centres de la police et de l’armée. Et les secrets. Il révèle à l’équipe de la FIDH les adresses, les nouveaux procédés : pour plus de discrétion, les forces de l’ordre utilisent désormais des maisons privées et des hôtels discrets.

Difficile enquête sur les droits de l’homme au Burundi

Caché dans la salle de bains

Il livre des noms, des adresses, des exemples. À cet instant, on frappe à la porte. En un clin d’œil, Pierre va se cacher dans la salle de bains. Les traces de sa présence sont effacées. Justine ouvre la porte. Le garçon de service veut savoir s’ils veulent déjeuner. Comme si de rien n’était, la jeune fille commande un plat de poisson et deux bières. Pierre revient, finit son exposé avant de filer par la porte arrière.

Après le débriefing, les deux enquêteurs de la FIDH fixent un certain nombre de rendez-vous avec des officiels : ambassade de France, ONU, Union européenne, observateurs de l’Union africaine, gouvernement.

Au lendemain de leur arrivée à Bujumbura, la situation se tend pour eux. Dans le hall de l’hôtel, un écran de télévision retransmet l’audition assassine de deux « repentis » diffusée sur la chaîne publique, à l’heure de grande écoute. L’un d’eux accuse l’équipe de Human Rights Watch de les avoir achetés en échange de faux témoignages sur les viols commis par le régime. Un procédé utilisé aussi avec une journaliste de RFI, Sonia Rolley.

« Rien de plus facile que de se débarrasser de vous »

Les révélations sont confuses et maladroites. Depuis plusieurs jours, des repentis et des témoins défilent à la télévision publique pour dénoncer les manipulations de la communauté internationale, de la presse internationale, des ONG de défense des droits de l’homme.

Pendant la retransmission de cette « confession » publique, l’un des responsables de l’hôtel s’approche de Florent pour le mettre discrètement en garde. « L’équipe de Human Rights Watch était descendue dans notre hôtel. Vous n’êtes pas discrets. Nous allons tous avoir des ennuis. Ici, il y a plein de gens qui travaillent pour le gouvernement. Rien de plus facile que de se débarrasser de vous en empoisonnant votre repas. »

Le message est bien passé. Le lendemain matin, les deux enquêteurs de la FIDH ont changé d’hôtel. Ils décident de limiter les rencontres avec leurs sources burundaises. « Nous les exposons à trop de danger. Nous avons les moyens d’échanger des informations sans nécessairement les voir toutes », explique Florent.

Vers un génocide ?

À chaque fois, les interlocuteurs acceptent de leur parler mais sont très attentifs à la confidentialité des échanges. Les discours entendus, les analyses proposées et les informations livrées complètent et affinent leurs connaissances sur l’appareil répressif, les identités des principaux agents, leur place dans la chaîne de commandement, les unités opérationnelles, les lieux de détentions, de tortures. Ils mesurent la radicalisation du régime, dans ses actes comme dans son discours.

À chaque rendez-vous, ils demandent des nouvelles de Marie-Claudette Kwizera, la trésorière de la ligue Iteka, disparue en décembre. Ils découvrent où elle a été détenue. Est-elle toujours vivante ? Emprisonnée ? Morte ? Impossible, pour l’heure, d’en savoir plus. Tout au long de leur séjour, Florent et Justine resteront d’une grande discrétion. Un travail essentiel et oppressant, minutieux et périlleux.

Dans l’avion qui les reconduit à Paris, la conviction de Florent est faite : « Tous les éléments constitutifs d’un crime de masse sont réunis aujourd’hui. Ce régime policier est en train de prendre la direction d’un génocide. Je ne crois pas que la population, comme au Rwanda, le suivra. Mais il existe, au sein du régime, des gens et des structures qui s’y préparent. »

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La crise en quelques dates

26 avril 2015. Premières manifestations contre la décision du président Pierre Nkurunziza de briguer un troisième mandat consécutif.

13 mai. Le général Godefroid Niyombare annonce à la radio la « destitution » du président Pierre Nkurunziza, qui se trouve en Tanzanie pour un sommet extraordinaire de chefs d’État d’Afrique de l’Est.

28 mai. L’Église catholique se retire du processus électoral et l’UE suspend sa mission d’observation.

21 juillet. Réélection de Pierre Nkurunziza avec 69,41 % des voix.

11 décembre. Deux camps militaires sont attaqués, une répression sanglante s’ensuit. Le porte-parole de l’armée parle de « 79 ennemis tués ». La FIDH fait état d’un bilan provisoire de 154 morts et d’environ 150 jeunes portés disparus.

15 janvier 2016. L’ONU dénonce l’existence de massacres ethniques, de charniers avec une centaine de cadavres et de viols collectifs commis par les forces de sécurité.

14 mars. Après la Belgique, les Pays-Bas et les États-Unis, l’UE décide de suspendre son aide financière au Burundi.