Caricatures : les multiples enjeux d’une crise

21/04/2006
Communiqué
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La publication de caricatures de Mahomet par un journal danois a donné lieu à une controverse internationale multiforme, qui s’est notamment illustrée par l’organisation de nombreuses manifestations de par le monde, ayant abouti dans certains cas à des incidents violents et à des morts, à la suspension de certains journaux arabes et l’inculpation de leurs responsables, à des crises diplomatiques et à une vaste polémique mondiale.

Si certains dessins publiés (dont notamment celui affublant le prophète de l’islam d’une bombe à la place du turban) contribuent de manière incontestable au renforcement des préjugés à l’égard de la religion musulmane et de ses adeptes, assimilés de façon indistincte à la violence et à l’intolérance, il est tout aussi évident que la réponse à de telles dérives ne peut consister en aucune manière à apporter de limites à la liberté d’expression, autres que celles prohibant l’appel à la violence et à la haine raciale, et encore moins par l’adoption de nouvelles lois excluant les convictions religieuses et philosophiques du champ de la critique, de la création et de la discussion publique. A cet égard, il faut espérer que les gouvernements démocratiques résisteront de manière forte aux tentatives des Etats musulmans de faire adopter notamment aux Nations unies des résolutions portant atteinte à ce droit fondamental qu’est la liberté d’expression, au prétexte de protéger les religions de « la diffamation ».

Cependant, et en raison des multiples enjeux qu’elle révèle, cette affaire exige d’autres éclairages susceptibles de contribuer à la pacification des échanges entre groupes sociaux et sociétés.

La publication de ces caricatures et leur reprise par d’autres organes de presse au motif de défendre « la liberté d’expression », « la laïcité », voire « les musulmans démocrates » intervient dans des sociétés européennes marquées par la sédentarisation des populations immigrées et une diversification culturelle de plus en plus affirmée. Partout, les Etats et les opinions publiques sont confrontées à un double défi : la promotion de politiques actives d’égalité des droits entre nationaux et résidents étrangers ou d’origine étrangère et la gestion pacifique de la diversité et du pluralisme culturels. Ces deux problématiques sont au centre du débat politique et social et suscitent des clivages, des polémiques et une instrumentalisation politicienne que l’on ne peut méconnaître. Dans ce contexte, il est de la responsabilité de tous les acteurs, publics et privés, dont les médias, de contribuer à une solution démocratique de ces défis.

Cette crise intervient aussi dans un contexte géo-stratégique marqué par des politiques d’hyper puissance qui ignorent des fondements essentiels du droit international, notamment au Proche-Orient et dans le cadre de ladite « guerre globale contre le terrorisme ». Elle intervient aussi dans un contexte de développement de courants idéologiques et de mouvements politiques qui soutiennent d’une manière ou d’une autre la thèse de l’incompatibilité des cultures et de leur affrontement inéluctable. D’un côté des groupes de pression jouissant d’une capacité d’influence certaine sur l’agenda du gouvernement américain appellent au « choc des civilisations » et à l’extension impériale de modèles politiques. De l’autre, des groupes politico-religieux mènent de front, au mépris là aussi des droits fondamentaux, actions terroristes et propagande haineuse. S’appuyant sur une approche essentialiste des sociétés et des cultures, ces mouvements se renforcent mutuellement dans leur vision manichéenne de l’Autre. Les populations civiles, qui aspirent dans leur écrasante majorité à une vie pacifique et digne, sont ainsi prises en otage ; et c’est dans ce contexte que les réactions contre la publication des caricatures doivent être aussi interprétées. Sans les excuser ni les soutenir, elles révèlent un large et profond sentiment d’injustice, qui dépasse les seuls manifestants, et de rejet d’un ordre du monde qui apparaît comme injuste et illégitime. C’est sur ce terrain que l’instrumentalisation des groupes terroristes prospère. Si les menées de ces groupes, qu’il faut condamner sans réserve, portent indéniablement atteinte à des principes fondamentaux, les politiques de puissance et les pseudo-arguments "intellectuels" qui les légitiment minent gravement toute perspective d’émergence d’une communauté humaine solidaire, bénéficiant dans sa diversité, de droits universels. Les relations internationales ne peuvent supporter, sauf à se résigner à un cycle ininterrompu d’incompréhension et de violence, l’usage à géométrie variable du droit international des droits de l’Homme et des principes démocratiques que pratiquent certaines puissances avec à leur tête les USA. Cette sélectivité compromet aussi gravement la mobilisation nécessaire de l’ensemble de la communauté internationale contre le terrorisme.

La publication de ces dessins a illustré encore une fois la capacité de nombreux gouvernements des pays musulmans, ainsi que de théologiens et de groupes politico-religieux, de saisir la moindre occasion pour restreindre encore plus un champ des libertés pourtant très limité déjà. Outre les poursuites contre des journalistes (en Jordanie et au Yémen) et la répression violente de manifestations (comme en Libye), les autorités de ces pays ont mobilisé les institutions religieuses qu’elles contrôlent avec l’objectif d’empêcher toute perspective de renforcement de la liberté d’expression et de création. Face au radicalisme de groupes se réclamant de l’islam politique, ces gouvernements sont consciemment ou inconsciemment entraînés dans une véritable course à la légitimité religieuse, retardant d’autant l’ouverture d’un espace de critique raisonnée du dogme et de l’histoire musulmane. A ce niveau aussi, les populations sont prises dans l’étau de la surenchère.

Le quatrième et dernier enjeu est celui du débat laïque lui-même, traversé à son tour par le clivage entre ceux et celles qui estiment que « l’intégrisme », notion décidément fourre-tout, constitue le principal danger, à l’échelle internationale comme au sein des sociétés européennes, et le camp de ceux qui, sans sous-estimer le danger de certaines crispations religieuses, analysent les phénomènes en cours comme fondamentalement des révélateurs de crises d’ordre politique et social. Cette césure qu’on avait pu constater lors des affaires successives du voile, lors de l’affaire Rushdie, à propos de la tragédie algérienne, ou d’une certaine manière à propos de l’entrée de la Turquie en Europe, s’est encore une fois manifestée. Il ya bien aujourd’hui deux approches laïques ou du moins se proclamant de la laïcité, qui se structurent durablement en France et qui n’épousent plus les clivages politiques traditionnels de la société française. Ils peuvent même partager une même association ou un parti politique.

Le débat international déclenché il y a quelques semaines a ainsi tour à tour soulevé tous ces enjeux, parfois dans la confusion voulue ou innocente, et trop souvent sans les distinguer. Et si la crise des caricatures semble maintenant loin derrière, tous ces défis restent posés et rebondiront à la première « affaire ». La difficulté est en effet de distinguer les niveaux de questionnement (qui exigent des grilles d’analyse et des outils d’intervention chaque fois différents) et de les aborder aussi globalement, d’articuler les dimensions nationales et l’approche internationale, de défendre bec et ongles le bloc indérogeable des droits tout en prenant en compte les appartenances multiples. En somme de réinventer un universalisme de notre temps.

Driss El Yazami

***

Les réactions des organisations proches de la FIDH

 :

 LIGUE DES DROITS ET DES LIBERTES DU QUEBEC (LDL)
Caricatures : Combattre l’islamophobie et défendre la liberté d’expression

Les caricatures de Mahomet ont été reçues par une partie de la communauté musulmane comme offensantes, insultantes et choquantes. En regard de certaines d’entre elles, la Ligue des droits et libertés estime qu’elles contribuent indéniablement au renforcement du stéréotype qui associe l’Islam à la violence et au terrorisme.

 LDDH : Caricatures Du Sacré : NON AUX MANIPULATIONS
ETATIQUES
 !

Le 4 et le 5 févier 2006, la Capitale de République de Djibouti a été le
théâtre de manifestations de colère suite à la publication dans certains
journaux européens de caricatures considérées offensantes pour les
musulmans par tout croyant. Face à cette situation, la Ligue
Djiboutienne des Droits Humains () condamne sans réserve toutes les
formes d’intolérance d’où qu’elles proviennent et appelle les foules en
colère à la retenue.

 ACHRS condemns the attacks on foreign and
international institutions

The publication of the caricatures depicting the prophet Mohammad has
triggered a controversy which has culminated in violent attacks against
foreign and international institutions, diplomatic missions, civilians
and religious places.

 PCHR Strongly Condemns Attacks on International
Institutions and Citizens

In the past few days, Palestinian armed groups have attacked European
institutions and cultural centers in the Gaza Strip and threatened to
kidnap European citizens. These acts have been in protest to cartoons
humiliating the Prophet Mohammed, which were published in a Danish
newspaper and republished by newspapers in Norway, German, France and
other countries.

 Non à l’incitation à la haine religieuse /Non à l’atteinte à la liberté d’expression
Le CNLT observe avec inquiétude les effets de la crise provoquée par les
caricatures, publiées dans le quotidien conservateur danois Jyllands-
Posten, qui véhiculent une incitation claire à la haine de l’islam. Le
message qui assimile terrorisme et Islam est offensant pour la
sensibilité des musulmans.

 HUMAN RIGHTS COMMISSION OF PAKISTAN : Authorities responsible for street violence
Once more, ordinary citizens have been the worst sufferers of wanton
violence in the streets that erupted in several major cities on Tuesday,
and again, on Wednesday.

 REMDH : Caricatures : Combattre l’islamophobie et défendre la liberté d’expression
Les caricatures de Mahomet ont été reçues par une partie de la
communauté musulmane comme offensantes, insultantes et choquantes. En
regard de certaines d’entre elles, la Ligue des droits et libertés
estime qu’elles contribuent indéniablement au renforcement du stéréotype
qui associe l’Islam à la violence et au terrorisme.

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