12 mai 2022
Président Joseph R. Biden, Jr.
La Maison-Blanche
Washington, DC
Objet : le projet de loi thaïlandais abusif sur les organisations à but non lucratif
Monsieur le Président Biden,
En tant qu’organisations à but non lucratif signataires, nous souhaitons exprimer nos vives inquiétudes concernant le projet de loi thaïlandais relatif aux activités des organisations à but non lucratif. Ce dernier a été validé dans son principe le 4 janvier 2022 par le gouvernement thaïlandais. Son adoption entraînerait une violation systématique du droit à la liberté d’association et du droit à la liberté d’expression des groupes à but non lucratif, c’est pourquoi nous vous invitons instamment à appeler le gouvernement thaïlandais à abandonner ledit projet de loi à l’occasion de votre rencontre avec le Premier ministre thaïlandais, Prayuth Chan-o-cha, et sa délégation lors du prochain sommet spécial entre les États-Unis et l’ASEAN qui se tiendra à la Maison-Blanche les 12 et 13 mai 2022.
Ce projet de loi donne la possibilité aux autorités d’ordonner unilatéralement la fermeture temporaire ou permanente de toute organisation à but non lucratif présente en Thaïlande, si celle-ci organise des actions ou formule publiquement des observations que le gouvernement thaïlandais juge néfastes pour « les relations [de la Thaïlande] avec les autres pays », pour « l’existence heureuse et le quotidien d’autrui », pour « l’intérêt public, notamment la sécurité publique », ou qui « porte atteinte à l’ordre public » ou « aux bonnes mœurs », ou encore qui « entraîne des divisions au sein de la société ». De plus, les organisations à but non lucratif ne sont pas autorisées à agir d’une façon qui pourrait porter atteinte « aux droits et aux libertés d’autrui » ou mettre en péril « la sécurité du gouvernement, notamment sa sécurité économique ». Aucun de ces termes n’est clairement défini, ce qui laisse la plus grande latitude aux autorités, notamment aux responsables militaires et de la sécurité nationale à l’origine de cette législation draconienne contraire aux droits pour agir de manière arbitraire contre ces organisations.
Si ce projet de loi est adopté, nous craignons que de nombreuses organisations parmi celles qui ont signé et appuyé ce courrier fassent l’objet de représailles, telles que des enquêtes intrusives, des menaces publiques, voire l’ordre par les autorités gouvernementales de mettre fin à leurs activités.
Comme vous le savez sans doute, outre le travail remarquable accompli par les organisations de la société civile thaïlandaise œuvrant à la défense des droits humains, la protection sociale, l’engagement civique et les missions humanitaires en Thaïlande, l’implication de la société civile se manifeste également à l’échelon régional en Thaïlande, à travers des organisations d’envergure internationale de défense du droit humanitaire et des droits humains présentes en Thaïlande. Celles-ci apportent leur aide aux réfugiés et aux personnes déplacées fuyant la crise au Myanmar (Birmanie) et soutiennent l’acheminement de l’aide dans ce pays. L’adoption de ce projet de loi risque également de compromettre ces efforts, compte tenu de la disposition qui empêche la société civile d’entreprendre des actions mettant ostensiblement en péril les bonnes relations de la Thaïlande avec ses pays voisins.
De même, les militant·es politiques et défenseur·es des droits humains fuyant les gouvernements répressifs du Vietnam, du Cambodge et du Laos ont longtemps trouvé refuge en Thaïlande, par conséquent les organisations à but non lucratif qui viennent en aide à ces réfugié·es pourraient également faire l’objet de sérieuses menaces dans le but de mettre fin à leur activité, si la loi venait à passer.
Protéger la société civile thaïlandaise
Afin de veiller à la conformité du projet de loi avec les dispositions concernées de la constitution thaïlandaise, le gouvernement, par l’intermédiaire de son Ministère du Développement social et de la Sécurité humaine, a organisé une consultation publique qui s’est tenue de fin janvier 2022 à fin avril 2022. En réponse à cette consultation rudimentaire, 1 867 organisations à but non lucratif à travers le pays ont publié une déclaration commune et ont, par la suite, organisé un rassemblement public en vue d’appeler le gouvernement thaïlandais à retirer ce projet de loi.
Ce qui fait l’identité de notre coalition constituée d’organisations de la société civile est la grande diversité des problématiques que nous traitons. Nous intervenons dans de nombreux domaines, comme par exemple le renforcement de la transition démocratique, la protection de l’environnement, la réduction de la pauvreté, l’aide aux familles en matière d’alimentation, nous apportons également un soutien aux enfants, aux personnes en situation de handicap et aux personnes âgées, nous luttons contre la traite des êtres humains, nous enquêtons sur les chaînes d’approvisionnement de sociétés, nous protégeons les droits humains, nous soutenons les initiatives civiles, nous dénonçons la corruption et les malversations du gouvernement, nous protégeons les lanceurs d’alertes et aidons la population à accéder à un système de santé et d’éducation approprié.
La société civile thaïlandaise et le soutien international contribuent à faire de la Thaïlande une démocratie plus solide et plus inclusive, aussi des restrictions aussi drastiques que celles que le gouvernement actuel souhaite mettre en œuvre ne devraient pas leur être imposées.
Les risques associés au projet de loi
Le projet de loi met en péril le travail important de la société civile, et le gouvernement thaïlandais n’a fourni aucune raison justifiant cette loi, hormis le fait que d’autres pays de la région ont des lois similaires. Les rédacteurs du projet ont pris ouvertement l’Inde en exemple, où les restrictions du gouvernement ont imposé la fermeture de nombreuses ONG internationales. L’argument du gouvernement thaïlandais, prétendant qu’il vise à favoriser la « transparence » dans le secteur associatif, ne repose sur aucune base solide, étant donné que la Thaïlande dispose déjà des lois et règlements permettant de réglementer les organisations à but non lucratif. En d’autres termes, ce projet de loi n’est qu’un prétexte pour étendre massivement le pouvoir du gouvernement sur tous les aspects et tous les regroupements de la société civile en Thaïlande.
Les termes spécifiques de la loi stipulent que : « On entend par « organisation à but non lucratif » un collectif d’individus privés qui se regroupent, de quelque manière que ce soit, pour mener des activités au sein de la société civile, sans chercher à faire de bénéfices en vue de les redistribuer. En revanche, elle ne constitue pas un ensemble d’individus qui se regroupent pour mettre en œuvre une action spécifique, ponctuelle, ou mener une activité qui serve uniquement les intérêts de ce même groupe, ou d’un parti politique ». De plus, la loi spécifie que « toute organisation à but non lucratif qui a été créée en vertu d’une loi spécifique est tenue d’agir en conformité avec ladite loi, mais est également assujettie aux dispositions de cette Loi ».
Si l’on se réfère à la définition extrêmement large qu’en donne la loi, une organisation à « but non lucratif » pourra être assimilée aussi bien à des chambres de commerce étrangères qu’à des groupements paysans, en passant par des organisations venant en aide aux personnes vulnérables, comme les personnes vivant avec le VIH-Sida, des collectifs de travailleur·es migrant·es, des organisations LGBTQ+, des villageois·es lésé·es protestant contre l’expropriation de leurs terres, des groupes de défense de la forêt et de l’environnement, des clubs de sport communautaires et des organismes locaux, des organisations de défense des droits humains, et des groupes œuvrant au développement communautaire. Les groupes susceptibles d’être lésés par cette loi ne en aucun cas clairement identifiés.
En clair, le gouvernement thaïlandais doit espérer que la communauté internationale fermera les yeux pendant qu’il imposera des restrictions drastiques sur les libertés fondamentales dans toute la Thaïlande. Dans une nation de près de 70 millions d’habitant·es, dont le gouvernement subit l’influence militaire au plus haut niveau de l’État, il est clair que les dispositions de cette loi seront appliquées de manière arbitraire afin de limiter gravement les droits à la liberté d’expression, d’association, de réunion pacifique, ainsi que d’autres droits humains.
Observation plus approfondie du projet de loi
Comme nous l’avons indiqué précédemment, les termes utilisés dans le projet de loi restent très vagues. En raison de l’utilisation d’une langue subjective, presque toute action pourrait être considérée contraire aux dispositions de la loi. Comme indiqué ci-après, les organisations à but non lucratif sont priées de veiller à ne pas mettre à mal les « bonnes mœurs », ni « perturber l’existence heureuse et le quotidien de chacun » sous peine d’une amende quotidienne de 10 000 bahts (283 euros).
Section 20 : Une organisation à but non lucratif ne doit pas agir de la manière suivante :
(1) Mettre en péril la sécurité du gouvernement, notamment sa sécurité économique, ou les relations entre pays.
(2) Troubler l’ordre public, ou les bonnes mœurs, ni diviser la société.
(3) Porter atteinte à l’intérêt du public, notamment à la sécurité du public.
(4) Agir de manière contraire à la loi.
(5) Agir en vue de porter atteinte aux droits et aux libertés d’autrui, ou de troubler l’existence heureuse et le quotidien d’autrui.
Section 26 : Toute organisation à but non lucratif refusant de mettre fin à ses activités comme le lui a ordonné l’officier de l’état civil en vertu du paragraphe 2 de la section 20 ou de la section 21 relevant du paragraphe 2 de la section 20, sera passible d’une amende n’excédant pas 500 000 bahts et d’une amende de 10 000 bahts par jour pendant toute la durée du litige ou tant que l’organisation n’agira pas convenablement.
De plus, le projet de loi empêchera réellement les organisations qui viennent en aide aux communautés sur l’ensemble du territoire thaïlandais d’avoir accès à des fonds suffisants pour mener à bien leur mission fondamentale. Les restrictions et les obligations de déclarations auxquelles concernant les soutiens financiers venant de l’étranger sont contraires au droit international. Elles sont également un frein à l’obtention de financements essentiels nécessaires aux organisations qui viennent en aide à la population thaïlandaise au quotidien.
Section 21 : Une organisation à but non lucratif qui reçoit des financements ou donations de sources étrangères est tenue de procéder comme suit.
(1) Indiquer à l’officier de l’état civil le nom des sources de financement étrangères, les coordonnées bancaires sur lesquels seront encaissés les fonds, les montants reçus, et la finalité des financements.
(2) Devoir recevoir les financements étrangers uniquement sur un compte bancaire qui a été notifié à l’officier de l’état civil.
(3) Devoir utiliser les fonds étrangers uniquement pour les objectifs précisés à l’officier à l’état civil comme indiqué à l’article (1).
(4) Ne pas utiliser les fonds étrangers pour mener des activités de nature à contrer la puissance de l’État, ou encore à promouvoir ou à aider des partis politiques.
Avec ce projet de loi, la Thaïlande avance en terrain glissant vers une remise en cause du droit à la vie privée et du droit à la liberté d’association.
Section 19 : Afin de favoriser la transparence et d’informer la population sur les activités des organisations à but non lucratif, celles-ci sont tenues de révéler les informations concernant son nom, ses objectifs statutaires, ses méthodes de travail, ses sources de financement, et le nom des personnes participants à ses activités afin que ces informations soient facilement accessibles aux organismes publics et à la population.
Les organisations de la société civile et les individus qui travaillent pour elles, ainsi que les communautés aidées par ces groupes ont le droit de se réunir, d’exprimer leurs opinions, et de jouer un rôle au sein de leurs communautés. Ces droits politiques et civils fondamentaux sont inscrits dans le droit international, notamment dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations unies, dont la Thaïlande est partie, et à ce titre, qu’elle est tenue de respecter.
Recommandations
Nous vous prions ainsi que votre gouvernement, de bien vouloir faire pression auprès des autorités thaïlandaises afin qu’elles retirent immédiatement le projet de loi sur les activités des organisations à but non lucratif et garantissent que toute autre loi ou régulations que la Thaïlande propose relatifs à ces organisations soit conforme au droits et aux normes internationaux en matière de droits humains.
Sincerely,