Libye : note de retour de mission

31/01/2012
Communiqué
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La Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) s’est rendue en Libye en janvier 2012 aux fins d’y conduire une mission d’information et de contact avec les acteurs d’une société civile nouvelle et en pleine expansion. La mission s’est rendue successivement à Tripoli, Misrata et Benghazi où elle a pu s’entretenir longuement avec des représentants du gouvernement intérimaire, des membres du Conseil national de la transition (CNT), des avocats, journalistes et représentants d’organisations de défense des droits de l’Homme.

Au cours de sa mission, la FIDH a pris la mesure de la complexité du contexte politique et social de la Libye post-Khadafi, en particulier à l’Est du pays où le Conseil national de la transition ne jouit plus de la popularité du début de la révolution. Il lui est en effet reproché avec de plus en plus de force son impéritie politique et un manque de transparence tant au niveau de la gestion des dossiers en cours que dans la prise de décision politique. En outre, la légitimité du CNT est également contestée puisque ses membres ont été nommés, selon des critères non définis a priori, et non élus.

Cette impopularité grandissante s’est d’ailleurs manifestée de manière assez violente le 21 janvier lorsque des dizaines de jeunes gens ont pris d’assaut les locaux du CNT à Benghazi où se trouvait notamment le président Abdeljelil, et ont blessé plusieurs personnes et contraint le numéro 2 du CNT à démissionner. La FIDH recommande au gouvernement intérimaire de mettre en place sans délai un porte-parole du gouvernement aux fins d’assurer une meilleure communication sur les actions qui sont menées et ainsi remédier en partie au manque de transparence qui lui est reproché.

La FIDH s’inquiète également de la déconnexion croissante entre Tripoli et l’Est du pays d’ailleurs très bien perçue par les acteurs internationaux présents dans le pays, qui nourrit un sentiment d’abandon de frustration et de colère de la population très perceptible, notamment à Benghazi.

En effet, le CNT, pourtant initialement constitué dans la plus grande ville de l’Est de la Libye, est parti s’installer à Tripoli, les organisations internationales, à l’exemple de l’Union européenne, sont également en train de se concentrer sur la capitale et la plupart des projets s’envisagent désormais à partir de Tripoli. Ces derniers développements sont de nature à raviver les rancœurs historiques d’une population largement abandonnée et discriminée sous le régime de Muhammar Khadafi qui a volontairement mis cette partie du pays à l’écart de tout développement économique et de toute participation politique pendant 40 ans.

Les autorités intérimaires rencontrées par la FIDH affichent deux priorités essentielles dans la première phase de la transition : l’organisation de l’élection d’une assemblée constituante sur le modèle tunisien, au mois de juin 2012 et le désarmement des milices présentes sur l’ensemble du territoire.


Concernant les élections, un projet de loi rédigé par le CNT, qui détient le pouvoir législatif, avait été rendu public et soumis aux commentaires et suggestions de la population. Ce projet prévoyait notamment, dans une disposition qui manquait singulièrement de clarté, l’instauration d’un quota de 10% de femmes « sauf s’il n’y a pas assez de femmes candidates ». Or, selon le texte adopté par le CNT le 28 janvier, cette disposition a été supprimée et aucun quota pour les femmes n’est mentionné. La nouvelle loi, qui d’après le CNT doit encore être révisée, prévoit que les femmes devraient être représentées à 50 % dans les listes de candidats des groupes politiques, mais en l’absence d’une obligation de placer des candidatures de femmes en tête des listes, l’absence de quota conduirait probablement à l’absence de femmes au sein de l’assemblée constituante. La FIDH souligne la nécessité de soutenir la volonté affichée des femmes libyennes de participer à la vie publique, dans une société très patriarcale et très conservatrice. A cet égard, la FIDH appelle le CNT à réviser la loi, afin d’y instaurer un quota conséquent de femmes au sein de l’assemblée constituante.

En se déplaçant à l’Est de la Libye, la FIDH a également pu constater que l’organisation d’un scrutin national était loin de faire l’unanimité. De Misrata à Benghazi, les personnes interrogées par la FIDH ont dit préférer l’organisation d’élections municipales dans un premier temps. Des groupes et des listes sont d’ailleurs en train de se constituer dans cette perspective. En outre, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dire que la meilleure solution pour la nouvelle Libye serait de se constituer en Etat fédéral, avec une armée unique, ce qui permettrait de maintenir de forts pouvoirs locaux.

Concernant les groupes armés : la question du désarmement des milices et de la réintegration de leurs membres dans la société est essentielle et souvent posée comme le premier défi à relever par les autorités de transition. La FIDH déplore que le CNT n’ait pas réellement commencé à dialoguer avec les milices, encore très présentes et qui assurent de facto la sécurité, en l’absence de la police et de nouvelles forces armées. Le CNT prétexte en effet vouloir se concentrer sur les milices de Misrata et de Zintan, les plus fortes et les moins enclines à se soumettre au pouvoir central de Tripoli, afin d’obtenir qu’elles déposent les armes, dans l’espoir que les autres groupes armés leur emboiteront le pas.

La FIDH rappelle que la question des milices armées ne sera pas résolue tant que les nouvelles autorités en place ne commenceront pas à travailler à la constitution d’une armée nationale notamment en charge de la sécurité des frontières, et à la formation d’un corps de police entraîné aux bonnes pratiques et au respect des droits de l’Homme. D’autre part, La FIDH recommande que le CNT, qui a perdu la confiance d’une partie de la population, et notamment de nombreuses milices, mette en place, après consultation des organisations de la société civile qui travaillent sur cette question, un organe de médiation qui serait l’interlocuteur principal des groupes armés et auprès duquel ces derniers pourraient accepter de déposer les armes.

La situation des migrants

La FIDH qui avait effectué une mission d’enquête en mai 2011 sur la situation des migrants qui au plus fort de la guerre quittaient la Libye par la frontière avec l’Egypte, s’est entretenue avec les autorités de la question des migrants, notamment sub-sahariens encore présents sur le territoire. Il faut rappeler qu’avant la guerre, entre 1 et 2 millions de migrants, notamment d’origine subsaharienne, travaillaient en Libye.

En effet un certain nombre de migrants sub-sahariens sont encore ou à nouveau présents en Libye, surtout à Tripoli. Lors de son entretien avec le Ministère des affaires étrangères, la FIDH a obtenu confirmation de la volonté des nouvelles autorités de se démarquer de la politique de Khadafi en matière de migrations et ainsi de durcir sa politique de contrôle et de refoulement des migrants, avant que ceux-ci n’atteignent l’espace de l’Union européenne. Par ailleurs, la Libye qui n’est pas partie à la Convention de 1951 sur les réfugiés et demandeurs d’asile, considère les migrants en situation irrégulière comme des criminels et les place en détention. La FIDH est également préoccupée par le sort des migrants, notamment d’origine subsaharienne, considérés – le plus souvent à tort - comme mercenaires à la solde de Khadafi. La FIDH encourage le comité sur l’immigration illégale du CNT à informer la population libyenne que tous les Africains ne sont pas des mercenaires ; la FIDH appelle également les ambassades des Etats africains présentes en Libye à accroitre leur mobilisation afin d’identifier leurs ressortissants, les protéger et leur fournir des documents de voyage.

Les autorités ont rappelé à la FIDH qu’elles sollicitaient l’aide de la communauté internationale sur cette problématique sensible de la gestion des flux migratoires, n’étant pas en capacité de gérer cette question seules. La FIDH encourage donc les autorités libyennes et l’Union européenne à dépasser le cadre des discussions du dialogue politique informel 5 + 5 [1] et à aborder sans délai la question des flux migratoires et de la situation des migrants dans le cadre d’un dialogue institutionnel, basé sur le respect des droits humains des migrants. La FIDH appelle le CNT à ratifier la Convention de 1951 relative au statut de réfugié et son protocole.

Repositionnement de la Libye sur la scène internationale

La FIDH a rappelé aux autorités intérimaires libyennes la nécessité de réorganiser le corps diplomatique et de nommer de nouveaux ambassadeurs, particulièrement auprès des organisations internationales et régionales (Nations unies, Union africaine, Union européenne, Ligue arabe) : en effet, si la Libye a ratifié quasiment toutes les conventions internationales et régionales (à l’exception de la Convention de 1951) elle ne les a en revanche que peu ou pas appliquées. Il est donc désormais urgent de procéder aux réformes législatives nécessaires pour mettre les lois libyennes en conformité avec le droit international. Il est également nécessaire que la Libye forme des experts capables de produire des rapports soumis de manière régulière aux organes conventionnels onusiens, à la Commission africaine des droits de l’Homme et des peuples ainsi qu’au comité arabe des droits de l’Homme de la Ligue arabe.

Une société civile en plein essor

La Libye assiste actuellement au développement exponentiel du nombre des organisations et mouvements de défense des droits de l’Homme sur l’ensemble du pays. Avant la révolution qui a mené à la chute du régime de Muhammar Khadafi, la société civile n’existait pas, les organisations non gouvernemantales étaient interdites. Seule la Fondation caritative de Seif El Islam Khadafi servait d’interface aux organisations étrangères qui demandaient la permission de se rendre en Libye. La société civile est donc un concept nouveau que les libyens doivent intégrer et développer.

Au cours de sa mission, la FIDH s’est entretenue avec une dizaine d’organisations dont la démarche très pragmatique, consiste à partir de leur propre constat sur les besoins et les nécessités pendant et après la guerre, à articuler leur mandat et leurs activités autour de trois axes majeurs :

  • éducation aux droits de l’Homme/éveil à la conscience citoyenne
  • documentation des violations des droits de l’Homme dans une perspective incriminante et de réforme législative
  • réconciliation/justice transitionnelle

La FIDH a confirmé son souhait de développer ses activités en soutien au renforcement des capacités de la société civile, notamment par le biais de sessions de formation, sur la base d’échanges d’expérience, à la participation des femmes aux affaires publiques, à la documentation des violations des droits de l’Homme, la sécurisation des données, la protection des victimes et des témoins.

Pour l’instant, certaines ONG s’enregistrent auprès du Ministère de la culture et de la société civile. Le bureau en charge de la société civile au Ministère des affaires étrangères s’est dit être en train de réfléchir au meilleur moyen d’assurer l’indépendance des ONG. La FIDH a rappelé aux autorités libyennes la nécessité de se doter d’une loi sur les associations afin de prévoir le régime qui sera désormais applicables aux ONG opérant sur le territoire de la Libye et garantir la liberté d’association, la liberté syndicale et le droit au rassemblement pacifique, conformément aux standards internationaux.

Lutte contre l’impunité

La mission de la FIDH a pu constater que trois mois après la fin du régime Khadafi et la fin des opérations militaires, le fonctionnement des tribunaux était toujours interrompu, notamment en raison de leur destruction partielle, des problèmes de sécurité qui se posent pour les juges, les procureurs et l’accès difficile aux prévenus détenus dans les prisons pour la plupart tenues par les milices armées.

Selon le vice-ministre de la justice rencontré à Tripoli, les nouvelles autorités du pays doivent désormais faire face à la nécessité de développer la structure de l’appareil judiciaire en travaillant notamment au renforcement des capacités des juges (dont le nombre reste inconnu, faute de statistiques) et l’éviction des juges corrompus ou incompétents et en informatisant le système et le traitement des dossiers.

Il est également indispensable de procéder à une série de réformes législatives aux fins notamment d’abroger les lois exceptionnelles entrées en vigueur sous le règne de Khadafi. A cet égard, la FIDH a rappelé la nécessité de définir clairement le mandat du Conseil supérieur de la magistrature dont personne ne semble connaître précisément ses prérogatives. Cette étape est un préalable nécessaire à l’intégration du concept de l’indépendance des juges dans la réforme des institutions judiciaires à venir.

De la capacité de la justice libyenne à poursuivre les crimes les plus graves dépend également le sort de Seif El Islam Khadafi et de Abdullah Al-Senussi qui font l’objet de deux mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale depuis le 27 juin 2011 pour crimes contre l’humanité.

Le fils du dictateur déchu, arrêté fin 2011, est toujours détenu par les milices de la ville de Zintan et le CNT n’a par conséquent aucun contrôle sur lui.

Néanmoins, les autorités libyennes rencontrées par la FIDH ont à nouveau exprimé leur volonté de juger Seif El Islam sur le sol libyen. A la question de savoir quelle sera leur attitude si les juges de la CPI décident que la Libye n’est pas en capacité de le juger, les autorités ont répondu qu’elles mettraient tout en œuvre pour que les conditions du procès de Seif El Islam Khadafi en Libye soient réunies ; si elle n’y parvenait pas, la Libye demanderait alors un soutien international, elle serait donc disposée à composer avec des juges internationaux. Le 23 janvier dernier, la Libye a transmis un mémoire confidentiel sur ces questions aux juges de la Chambre préliminaire I, qui doit désormais trancher.

La FIDH est enfin très préoccupée par une perspective d’impunité des auteurs de crimes sexuels. On sait aujourd’hui que de nombreux viols auraient été commis tout au long de la guerre, notamment parce que des combattants, aujourd’hui détenus, sont passés aux aveux et que des groupes d’avocats libyens travaillent sur cette question depuis des mois. Or, la FIDH s’inquiète vivement de la stigmatisation des femmes victimes de viol dans la société libyenne, ce qui rend l’accès aux victimes extrêmement difficile, voire impossible. Des avocats et des organisations de défense des droits de l’Homme sont de plus en plus réticents à documenter les crimes sexuels par crainte de représailles. Or, il serait inacceptable, a fortiori dans une perspective de réconciliation nationale, que ces crimes soient passés sous silence et que les victimes ne soient pas reconnues et traitées comme telles.

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