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Tchétchénie

Igor Kochetkov : «L’homophobie est la marque de tous les régimes autoritaires»

Le cofondateur de l'association russe LGBT Network donne à «Libération» des éléments sur la dernière vague de répression contre les homosexuels en Tchétchénie au mois d'août.
par Florian Bardou
publié le 26 octobre 2017 à 18h55

A Paris pour deux jours à l'invitation de la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), Igor Kochetkov, cofondateur de l'association russe LGBT Network, plaide dans l'urgence. Six mois après les révélations du journal d'opposition Novaïa Gazeta sur la répression anti-gay en Tchétchénie, de nouvelles informations provenant de la République du nord du Caucase appuient la thèse d'une nouvelle vague d'arrestations arbitraires d'homosexuels réels ou supposés par le régime de Kadyrov.

Parmi les victimes de ces persécutions se trouve Zelimkhan Bakaev, une pop star bien connue en Russie, assure l'activiste vêtu d'une chemise violette dans un grand costume bien taillé. En revanche, le militant homosexuel n'est pas en mesure de confirmer que jeune chanteur disparu à Grozny début août a été assassiné, une information qui a circulé dans la presse internationale. Auprès de Libération, il dénonce l'inaction de Moscou et donne de plus amples éléments sur la répression des homosexuels en Tchétchénie obligeant son organisation à exfiltrer 80 personnes du nord du Caucase.

Que savez-vous de la disparition du chanteur Zelimkhan Bakaev dont s’est émue la presse internationale ces derniers jours ?

Nous savons que le 8 août Zelimkhan Bakaev a été violemment arrêté par les forces de l’ordre à son arrivée à Grozny. Sa famille s’est tournée vers la police dix jours plus tard pour signaler sa disparition mais leur requête n’a pas été suivie d’effets. Au mois d’août, en Tchétchénie, il y a eu une nouvelle vague de répression contre des hommes homosexuels ou présumés du show business. Grâce à des témoignages d’hommes arrêtés et torturés pour avouer leurs relations intimes, nous avons appris qu’il avait été arrêté dans le cadre de cette campagne menée contre les gays tchétchènes. Il y a trois semaines la chaîne officielle des autorités GroznyTV a par ailleurs diffusé une vidéo montrant Bakaev dans un appartement situé selon eux en Allemagne. Les éléments de décor de cette vidéo prouvent qu’elle est «fake». Certains des meubles ne sont par exemple produits qu’en Russie. De plus, nous savons de sources diplomatiques qu’il ne s’est pas rendu en Europe en août. Cette vidéo est donc la preuve que les autorités tchétchènes savent où il se trouve. Cependant, l’information de sa mort publiée dans plusieurs médias internationaux n’est pas fondée dans les faits.

Cette disparition est-elle le signe de l’intensification de la répression envers les personnes en raison de leur orientation sexuelle par le régime de Kadyrov ?

L’échelle de la répression est moindre qu’en début d’année, mais la purge continue et doit nous alerter. Les personnes visées par des arrestations et des actes de torture sont des Tchétchènes du show business. Je ne peux pas en dire beaucoup plus parce qu’ils courent un grand danger et parce qu’on travaille à ce que ces personnes soient avant tout en sécurité.

Comment faites-vous pour obtenir des informations sur les victimes tchétchènes ?

Nous travaillons en étroite collaboration avec les journalistes, notamment ceux du journal Novaïa Gazeta. Comme la législation russe permet de protéger les sources des journalistes, les victimes se fient plus facilement à eux. Ces derniers ont également un plus grand accès à des sources au sein de l'administration de la République tchétchène. Ensuite, nous sommes informés de la situation par les victimes et leurs familles qui se sont directement adressées à nous. Depuis avril, une hotline a même été lancée pour documenter ces témoignages. Ce n'est pas qu'un simple numéro de téléphone mais un ensemble de canaux de communication que les victimes peuvent utiliser pour nous contacter. En Tchétchénie, toutes les cartes sim des téléphones vendues sur le marché sont en effet mises sur écoute.

Quelle a été l’ampleur de la répression anti-LGBT menée par Grozny depuis le début de l’année ?

Cela fait des années que le pouvoir tchétchène pratique les détentions et les exécutions arbitraires. C'est l'ampleur du phénomène qui est sans précédent. Comme il n'y a pas eu d'enquête officielle, il est cependant impossible d'avoir une estimation exacte du nombre de victimes de cette répression de masse menée depuis février. Selon nos sources, on estime à plusieurs centaines le nombre d'hommes arrêtés, détenus et torturés en raison de leur orientation sexuelle réelle ou supposée. Mais les informations nous parviennent toujours avec du retard.

Combien de personnes ont-elles pu être exfiltrées depuis la Tchétchénie et vers quels pays ?

Depuis avril, nous avons exfiltré 80 personnes depuis la Tchétchénie vers le reste de la Russie. Un quart de ces hommes ont été arrêtés, détenus, torturés puis libérés par la police locale. Les autres nous ont demandé de l’aide parce que leurs amis ou leurs amants ont été arrêtés. Sur ces 80 personnes, une cinquantaine ont par ailleurs quitté la Russie. En revanche, nous n’indiquons pas leur destination d’exil pour les protéger. Au Canada, par exemple, nous avons appris que des membres de la diaspora tchétchène ont agressé certains réfugiés… Or le Canada est le pays le plus sûr pour les gays tchétchènes !

Comment vous y prenez vous pour exfiltrer ces personnes tout en garantissant leur sécurité ?

Il faut d’abord les sortir d’un danger imminent hors de Tchétchénie. Les modes d’exfiltration varient de l’achat des billets de transports à la création d’un point de passage sécurisé. Cela n’est pas suffisant car très souvent il faut aussi assister médicalement, psychologiquement et matériellement ces personnes. Et puis, dans les autres régions russes, la plupart de ces exilés ne se sentent pas non plus en sécurité. Si on estime que les autorités tchétchènes sont «intéressées» par un individu pour son orientation sexuelle, alors on exfiltre cette personne hors de Russie. Ajoutons que les méthodes de répression ne sont pas les mêmes contre les gays et contre les femmes bisexuelles ou lesbiennes. Les femmes non mariées sont sous la tutelle de leur père ou de leurs frères. Si l’homosexualité d’une femme est découverte, son principal danger vient de sa famille qui va tout faire pour cacher ce fait jusqu’au crime d’honneur. Une fille peut donc disparaître sans que personne ne s’en soucie. Le dilemme est le suivant : comment organiser leur exfiltration puisqu’on reçoit des témoignages depuis longtemps ?

L’indignation et la mobilisation internationale a-t-elle servi les victimes de la répression ?

Absolument. L'attention médiatique a permis de sauver des centaines de personnes car les autorités tchétchènes ne s'attendaient pas à ce qu'elles soient autant scrutées. Les journalistes étrangers doivent cependant comprendre qu'il ne faut pas s'intéresser aux caractéristiques des victimes car le moindre détail de leur personnalité dévoilé les met en danger. Ce bruit médiatique ne doit pas baisser d'un cran pour que les autorités russes ouvrent enfin une enquête sur ces crimes. A cette échelle de cruauté, ce n'est pas une affaire intérieure russe : les responsables doivent être traduits en justice.

Etes-vous satisfait de la réaction de Moscou ?

Selon la législation russe, si un journal fait état de persécutions et d'homicides les autorités doivent tout de suite ouvrir une enquête pénale. Cela n'a pas été fait en Tchétchénie. Une enquête préliminaire a bien été ouverte en mai, mais elle n'a pas duré un mois. Personne ne sait par ailleurs ce que cette enquête a donné. La semaine dernière, Maxim Lapunov, un jeune sibérien qui a vécu deux ans en Tchétchénie, a été détenu douze jours et torturé en mars, a dénoncé publiquement sa détention en raison de son homosexualité. Avec ses avocats et les associations de défense des droits humains qui le soutiennent, il est prêt à retourner à Grozny pour montrer les centres de détentions. Les enquêteurs ont cependant rejeté la requête de ses avocats.

Les révélations sur ces persécutions ont-elles eu des conséquences pour les LGBT qui vivent ailleurs en Russie ?

Elles ont soudé la communauté LGBT russe. Et jusqu’à ce jour, ce modèle de répression n’a pas été mis en place dans d’autres régions de la fédération. En revanche, si ces crimes ne sont pas punis, cela peut inciter les policiers à réprimer les homos, les bis et les trans en toute impunité.

Dans les anciennes républiques de l’ex-URSS comme l’Azerbaïdjan ou le Tadjikistan, les gays sont aussi réprimés massivement en ce moment. Craignez-vous d’autres Tchétchénie ?

L'homophobie est la marque de tous les régimes autoritaires. L'Azerbaïdjan par exemple reproduit déjà ce modèle de répression en raison de l'orientation sexuelle en arrêtant des gays en masse. Malheureusement, notre organisation n'est pas en capacité d'aider les gens en dehors du territoire russe, il est donc difficile d'assister les Ouzbeks et les Tadjiks dans l'obtention de l'asile. L'Etat russe ne veut de toute façon pas leur octroyer.

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